Sonya Yoncheva
Airs et extraits d’opéras de Gluck, Mozart, Cherubini, Piccini, Sacchini. Sonya Yoncheva, soprano, Arts Florissants, direction William Christie. Halle aux grains, Toulouse 05/11/2024.
Musique 4****
La liste des héroïnes convoquées ce soir par Sonya Yoncheva dans le cadre des Grands Interprètes toulousains suffit à manifester le registre dominant du récital : Didon, Médée, Iphigénie, Antigone, Alceste, femmes, amantes, mères, filles, plongées dans des tragédies dont les mythes ont nourri les dramaturges les plus puissants et inspiré les plus grands compositeurs. A leurs côtés, en filigrane, se glisse le nom de « Marie-Antoinette », titre du concert : triste victime d’une tragédie politique qui la dépassait, sa présence souligne l’unité historique de l’ensemble des pages. C’est à sa cour (Versailles, Fontainebleau) ou à l’Académie royale de musique de Paris où la reine férue de musique et d’opéras se rendait souvent que furent créés ou joués entre 1770 et 1788 bien des drames lyriques de Gluck, Piccini, Cherubini, Sacchini réunis par la soprano bulgare, William Christie et les biens nommés Arts florissants. La présence de Mozart ne saurait étonner quand on sait comment enfant – il avait 6 ans – jouant à Vienne devant la future reine – elle avait 7 ans -, il se promettait de l’épouser, dit-on. Et la prééminence de Gluck s’imposait puisque Marie Antoinette dont il avait été à Vienne le professeur de clavecin le fait venir à Paris en 1773. On peut rapprocher le programme proposé d’un spectacle donné à Montpellier en 2009, dans le cadre du Festival Radio France, C’était Marie-Antoinette, une œuvre imaginée et mise en scène par Jean-Paul Scarpitta, et interprétée entre autres par… Sonya Yoncheva. Révélée par William Christie lors de sa participation au Jardin des Voix, l’académie pour jeunes chanteurs des Arts Florissants, la cantatrice a depuis conquis les scènes internationales, mais est restée fidèle à un de ses mentors : sous sa direction et avec les Arts florissants, elle a par exemple enregistré en août 2018 une belle Incoronazione di Poppea. On dira d’emblée la qualité de l’interprétation des intermèdes orchestraux, pages vives et colorées signées Mozart ou Gluck. Le Ballet des ombres heureuses, en lévitation, la Danse des Furies, aux cuivres percutants, extraits d’Orphée et Eurydice ou la Chaconne dansante d’Armide sont plus que des intermèdes : ils servent d’écrin à la prestation vocale de la reine de la soirée.
« Divinités du Styx »
Débuter le récital par le célèbre air de la tragédie lyrique de Gluck Alceste (1767) « Divinités du Styx », c’est se placer directement dans la lignée des grandes tragédiennes du chant, telles Maria Callas ou Jessye Norman. La voix de Sonya Yoncheva, ample, fastueuse, aux graves somptueux manque ici un peu de mordant, de tranchant et l’articulation en souffre. L’Antigone de Sacchini dans son ardente prière « Dieux ce n’est pas pour moi que ma voix vous implore » touche par la beauté de la ligne, la dignité du style, et l’affolement du discours à l’évocation des opprobres envisagés et à celle d’un père, Œdipe, privé de sa présence. Même émotion partagée chez Cherubini dans l’imploration de Médée à Jason « « Vous voyez de vos fils la mère infortunée », ponctuée par des « Ingrats » acérés ou tendres. La chanteuse sait donner une profondeur à un personnage plus connu pour sa cruauté et sa violente rage que pour ses épanchements lyriques.
Intensité des sentiments
L’unité stylistique du récital s’impose peu à peu : grandeur des personnages blessés, dignité de leur expression, pureté des lignes mélodiques, intensité des sentiments, absence de pathos et de virtuosité gratuite. Un grand romancier français, Romain Rolland, évoquant la musique de Gluck faisait l’éloge de « son éloquence du cœur, de sa pureté morale, de sa douleur toute nue ». On peut appliquer cette définition à l’ensemble du programme lyrique et singulièrement à la déploration de l’Iphigénie en Tauride – et non en Aulide comme l’indique le programme – « Ah malheureuse Iphigénie ». Décidément Gluck et sa noblesse conviennent bien à la soprano bulgare, comme le confirme le troisième air chanté de Gluck de la soirée, celui d’Armide « Ah ! Si la liberté me doit être ravie ». La complicité musicale entre orchestre et soprano fait entendre la grande tendresse initiale, l’acceptation lyrique de l’amour et les battements d’un cœur conquis et apaisé. C’est en Didon que la cantatrice trouve les accents les plus convaincants. On n’oublie pas qu’il y a quelques semaines à peine la même interprète remportait un triomphe au Capitole ou à Versailles dans la Didon de Purcell. Dans celle, moins connue de l’opéra de Piccini Didon, créé devant le Roi et la Reine à Fontainebleau en 1783, l’interprétation de l’air « Non, ce n’est plus pour moi », impressionne. Cette page pleine de passion vive suit l’égarement de la reine abandonnée, son agitation fébrile. La phrase répétée à l’infini « D’effroi je me sens mourir » clôt brutalement l’air, comme l’expression d’une suffocation. Pour cette première partie, avouerons-nous un sentiment de frustration : le chant est beau, la technique sûre ; mais tout semble froid, extérieur, appliqué – joliment – mais peu senti.
« Un petit moins diva ! »
La comédie mise en place après l’entracte, assez finement jouée cependant, explique peut-être la déception. Sonya Yoncheva revient en Marie Antoinette, rôle assumé, explicité. S’adressant au « maestro », elle feint de lui demander son opinion sur les vers qu’elle a écrits sur la musique de Chardin « C’est mon ami ». Après le premier couplet, William Christie corrige- ce sont les répliques prévues dans la saynète – : « Soignez la diction » et « Un petit moins diva ». Et la belle s’exécute. Le théâtre dans le théâtre est souvent révélateur d’une vérité supérieure ! Et si cet exercice d’autodérision renforce la sympathie du spectateur, il dit un peu sur les défauts à corriger en ce jour même. « Plaisir d’amour » participe des airs galants en vogue à la cour : c’est délicieux.
Du Demophoon de Cherubini, premier opéra français du compositeur italien (1788), on découvre l’air assez rare de Dircé « Ah ! Peut-être mes dieux ! », délivré sans afféterie aucune dans toute sa grandeur et son effroi. Et la diva triomphe dans le grand air de Vitellia de La Clemenza di Tito de Mozart « Ecco il punto, o Vitellia ! … Non più di fiori ». L’onctuosité du timbre, la souplesse de la voix, la profondeur des graves, la ligne mélodique, la musicalité, le chatoiement des couleurs que soutient une orchestration admirable couronnent le récital. Les trois bis (un petit Gluck « O del mio dolce ardor », et la reprise de « Plaisir d’amour » et de « C’est mon ami » répondent aux sollicitations d’un public conquis par le charme d’une cantatrice souriante, l’évidente complicité entre Sonya Yoncheva, son vieux maitre et les musiciens, et la beauté vocale d’une prestation qui fait de cette tragédienne une (presque) reine.