Résurrection au disque du Samson de Joachim Raff (1858)
Un drame puissant et généreux
Samson, drame musical de Joachim Raff, livret du compositeur. Premier enregistrement discographique. Vigilius, Tokar, Adams, Immler, Weinius, Chor des Bühnen Bern, Berner Symphonieorchester, direction Philippe Bach. 3 CD Schweizer Fonogramm 2024. 3.04.04
Musique 4****
Samson de Joachim Raff. Vigilius, Tokar, Adams, Immler, Weinius, Chor des Bühnen Bern, Berner Symphonieorchester, direction Philippe Bach. 3 CD Schweizer Fonogramm 2024
Samson ? de Raff !
Connaissez-vous l’opéra Samson ? Oui, bien évidemment, Samson et Dalila de Saint – Saëns ? Non, l’autre Samson ! Mais ce n’est pas un opéra, c’est un puissant oratorio de Haendel. Vous n’y êtes pas. On parle bien de l’opéra Samson, celui de Raff ! Raff ? Oui, le compositeur suisse contemporain et ami de Liszt, le spécialiste de Wagner sur le quel il a écrit une passionnante monographie La Question Wagner (1854). Il est temps de mettre nos connaissances à jour. La sortie de ce coffret, premier enregistrement mondial de l’œuvre phare de Joachim Raff (1822 – 1882) comble avec bonheur nos lacunes et nos attentes.
Situons Raff dans son temps. Weimar, 1850 : Liszt dirige la première représentation de Lohengrin. Joachim Raff, musicien autodidacte devient l’assistant de Liszt. En 1851, il compose König Alfred dont le succès l’encourage à écrire son deuxième opéra Samson, drame musical terminé en 1858 et dont les principes esthétiques doivent évidemment beaucoup au compositeur de Tristan et Isolde composé la même année (mais qui ne sera créé qu’en 1865). Si l’influence du maître est manifeste, Raff s’inspire aussi du grand opéra français à la Meyerbeer et Samson cherche à établir l’improbable synthèse. Il y parvient hautement. On renvoie à l’excellente notice d’accompagnement trilingue – comme pour le livret – pour mesurer dans Samson l’influence de l’un et de l’autre. Severin Kolb, directeur des archives Joachim Raff y signe une contribution éclairante : « Le réalisme biblique remplace le romantisme mythique ». Que raconte ce drame ? L’histoire se déroule à… Gaza. Les israélites dont le chef est Samson vivent sous le joug des Philistins dirigés par leur roi Abimélech. Sa fille Delilah, convoitée par Micha aime Samson d’un amour partagé. Les Philistins vaincus renoncent – provisoirement – à leur domination sur le peuple d’Israël (acte I). Abimélech souhaite prendre sa revanche sur Samson, sans pour autant désespérer Delilah. Devant composer avec Micha, il ne tuera pas le vainqueur, mais le rendra aveugle et l’emprisonnera (Acte II). Il utilise sa fille pour retenir le héros, désormais à la merci de ses ennemis. Delilah désespérée se sent trahie par son père (Acte III). Enchainé, Samson, que les siens ont abandonné, médite sa vengeance : il fera tomber le porche du temple et engloutira les impies. Delilah prévenue s’allie à son amant, décidée à mourir avec lui (acte IV). L’acte V voit la réalisation de ce projet qui anéantit tous les protagonistes de ce récit. Comme le note Severin Kolb, « Samson partage non seulement avec Rienzi, mais aussi avec Lohengrin, sa caractérisation de figure souveraine conciliante, dont la magnanimité avec ses ennemis conduit à sa perte ». Placé dans le contexte politique de l’époque – la guerre de Crimée – l’opéra de Raff exalte les vertus d’un héros de la libération, manifestant « l’espoir d’un Etat national propre, libéral et de nature constitutionnelle » (id.). Tragédie sentimentale intime où périront les deux amants, le Samson de Raff s’avère surtout un drame politique dont le désastre final ne fait pas oublier la figure d’un héros généreux possiblement salvateur.
Au fil (subjectif) de l’œuvre
Musicalement la découverte impressionne. La prière initiale offre aux chœurs sa première intervention : ils seront partie prenante du drame collectif. La détresse d’une Delilah déchirée entre son devoir et son amour mêle l’expression de la douleur individuelle à celle de la détresse du peuple. Cette dualité individu vs collectif structure l’opéra. L’apparition de Samson est d’abord celle d’un amoureux abandonnant son épée pour étreindre sa bien-aimée : les didascalies écrites par Raff auteur du livret et des indications scéniques sont explicites. Les fervents duo d’amour allieront tous douleur intime et souci du peuple en souffrance, quel que soit le dieu qu’il honore. Le final de l’acte I, initié par un chant valeureux et généreux de Samson (« Ich fühl’ das Herz »), de belle intensité lyrique, fait assaut de compassion, de tolérance, dans une unanimité martiale qui laisse peu de place à l’illusion de la réconciliation. L’acte II s’ouvre sur un morceau de bravoure (récitatif, air, cabalette) confié à Abimélech : le monologue, où domine l’influence de Wagner, dure plus de 15 minutes : il varie les émotions et les climats qu’un orchestre inventif riche de couleurs et de timbres singuliers pare de rayons et d’éclats splendides. Ce roi qui est aussi père apparait complexe, traversé de sentiments divers, profondément humains : la soif de revanche, l’amour pour sa fille et pour son épouse défunte, la fidélité à son peuple et à son dieu, la recherche de compromis. Cette confession à cœur ouvert constitue à coup sûr un des sommets de l’œuvre. Elle débouche sur un duo intense entre le père manipulateur et sa fille, plein de force émotive. La stratégie du Roi pour amadouer les ardeurs belliqueuses contre Samson de ses sujets conduits par Micha, construit une longue scène collective (près de 20 minutes), aux multiples passions : riche de conflits et de retournements, elle place l’auditeur au cœur des décisions d’Etat, soulignant le caractère politique de la réflexion de Raff. Après la solennité des débats, l’intimité d’un décor charmant au pittoresque affirmé (décor de fleurs, arbres, vue sur la mer, reflet de lune, violon solo) ouvre à l’orchestre l’acte III. Samson et Delilah en seront le cœur, battant à l’unisson. Le grand air du héros abandonné par les siens (premier temps) et tourné vers un avenir plus heureux (second temps) s’avère tendu et périlleux.
Le beau duo dont le compositeur était à juste titre si fier sait habilement marier élans passionnés et moments extatiques. Qui ne céderait à l’élan de Samson « Sieh die Welle sich trennen » qui rappelle irrésistiblement le Sigmund de l’acte I de la Walkyrie ? La fin de l’acte très agitée brise le rêve d’amour dans un fracas de douleurs. La scène du cachot où git Samson prisonnier offre au ténor à l’ouverture du IV un monologue valeureux d’une grande difficulté. Raff ne ménage pas davantage son héros dans un nouveau grand duo avec une Delilah repentante : on admire la construction de cette scène dynamique, autre grand moment de l’œuvre, d’un profond lyrisme : les sentiments s’y succèdent vivement dans des climats d’une grande variété et culminent dans un lumineux « Ich steh’am Ziel ». L’acte V emprunte au grand opéra français le divertissement d’une marche initiale et d’un cortège d’apparat conduit par le Grand Prêtre, plus tard d’une sautillante Danse des enfants et autres « rondes festives », dont l’une au son d’un violoncelle solo romantique. Les Chœurs multiples distraient avec fantaisie. Le contraste sera grand avec le final tourmenté et spectaculaire de la destruction du temple et l’anéantissement collectif. Raff sait multiplier les épisodes qui conduisent progressivement au désastre attendu, traité avec une sobre efficacité.
Epigone de Wagner, influencé par Meyerbeer, Raff dans Samson se révèle plus qu’un imitateur même habile. Sur un sujet et un personnage qui lui tiennent à cœur, il construit un opéra grandiose, dont il maitrise tous les aspects : habileté du livret composé par un vrai dramaturge (Raff lui-même), noblesse des sentiments, variété des affects, richesse de la psychologie des personnages, puissance et tension dramatique, alternance entre intimité et drame collectif, duos et scènes de masse, richesse subtile de l’orchestration. L’enregistrement rend justice à ces qualités.
L’enregistrement
Pour célébrer l’événement, la distribution réunie s’affirme de très haute tenue. Le ténor danois Magnus Vigilius est familier des rôles de héros wagnériens tels Eric in Der Fliegende Holländer, Siegmund, Lohengin, Pasifal. Il a été une révélation dans Siegfried à Bruxelles en septembre 2024 où un critique a loué sa « voix juvénile, éclatante, souple, gorgée de lumière ». Malgré de rares tensions dans le haut de la tessiture, son Samson est sensible et héroïque prêtant à l’amoureux des accents chaleureux et émus et au guide combattant des éclats puissants et énergiques. Olena Tokar, soprano ukrainienne, a chanté Mimi de la Bohème, Violetta dans la Traviata, Marguerite du Faust de Gounod, Pamina, Micaela. Dans le rôle de jeune amoureuse de Samson, elle manque de sensualité, sans doute parce que nos oreilles attendaient le mezzo de la Dalila de Saint Saëns. Or, Raff veut en faire une héroïne sincère, noble et déchirée, écartelée entre deux exigences. Dans ce registre, Olena Tokar émeut, notamment dans les prières et les aveux de crainte qui parsèment son parcours de victime. Robin Adams est magistral dans le rôle d’Abimélech. Comme il l’a été en début d’année dans le rôle écrasant de Saint François d’Assise dans l’opéra de Messiaen à Genève. Le baryton anglais offre une prestation où la beauté de la ligne, le mordant de l’articulation, la richesse des nuances font justice au personnage déchiré voulu par le compositeur. Sa longue entrée du II est magnifique d’inventivité émotive et de beauté vocale. En Micha, doublement rival de Samson, le suédois Michael Weinius fait résonner une voix de ténor ardente qui a triomphé récemment à Palerme en Tristan pour accompagner la dernière Isolde de la grande Nina Stemme, rôle endossé aussi en 2023 à l’Opera de Paris. Eminent récitaliste, magnifique dans Bach, le baryton-basse allemand Christian Immler prête sa voix noble au Grand Prêtre de Dagon, à l’incontestable autorité. Tous les autres rôles ont été distribués avec la même exigence : rendre justice à l’opéra ressuscité. Les chœurs du Bühnen Bern, sous la direction dynamique de Zsolt Czetner, sollicités d’un bout à l’autre, s’avèrent énergiques et convaincants, tant dans la prière que dans la révolte, l’émotion que la colère. Maitre d’œuvre musical de l’enregistrement, le chef suisse Philippe Bach à la tête d’un Berner Symphonieorchester engagé, énergique et raffiné, reste attentif à toutes les nuances d’une partition puissante et généreuse, aux affects multiples. Il en capte les moments d’émotion, déchaine les forces du combat collectif, célèbre les dynamiques d’une construction dramatique sans baisse de tension.
C’est au théâtre de Weimar qu’a eu lieu la Première mise en scène de Samson, le 11 septembre 2022. Un seul vœu à l’écoute de ce premier enregistrement qui fait événement. Que l’on voie dans les années qui viennent d’autres maisons d’opéra mettre les grands moyens qui s’imposent pour rendre pleinement justice à la scène à un opéra oublié ! Un grand merci à tous ceux qui, devant les micros et en cabine technique, et avant eux par leurs recherches musicologiques et en production, ont permis cette découverte discographique majeure.
L’enregistrement
Pour célébrer l’événement, la distribution réunie s’affirme de très haute tenue. Le ténor danois Magnus Vigilius est familier des rôles de héros wagnériens tels Eric in Der Fliegende Holländer, Siegmund, Lohengin, Pasifal. Il a été une révélation dans Siegfried à Bruxelles en septembre 2024 où un critique a loué sa « voix juvénile, éclatante, souple, gorgée de lumière ». Malgré de rares tensions dans le haut de la tessiture, son Samson est sensible et héroïque prêtant à l’amoureux des accents chaleureux et émus et au guide combattant des éclats puissants et énergiques. Olena Tokar, soprano ukrainienne, a chanté Mimi de la Bohème, Violetta dans la Traviata, Marguerite du Faust de Gounod, Pamina, Micaela. Dans le rôle de jeune amoureuse de Samson, elle manque de sensualité, sans doute parce que nos oreilles attendaient le mezzo de la Dalila de Saint Saëns. Or, Raff veut en faire une héroïne sincère, noble et déchirée, écartelée entre deux exigences. Dans ce registre, Olena Tokar émeut, notamment dans les prières et les aveux de crainte qui parsèment son parcours de victime. Robin Adams est magistral dans le rôle d’Abimélech. Comme il l’a été en début d’année dans le rôle écrasant de Saint François d’Assise dans l’opéra de Messiaen à Genève. Le baryton anglais offre une prestation où la beauté de la ligne, le mordant de l’articulation, la richesse des nuances font justice au personnage déchiré voulu par le compositeur. Sa longue entrée du II est magnifique d’inventivité émotive et de beauté vocale. En Micha, doublement rival de Samson, le suédois Michael Weinius fait résonner une voix de ténor ardente qui a triomphé récemment à Palerme en Tristan pour accompagner la dernière Isolde de la grande Nina Stemme, rôle endossé aussi en 2023 à l’Opera de Paris. Eminent récitaliste, magnifique dans Bach, le baryton-basse allemand Christian Immler prête sa voix noble au Grand Prêtre de Dagon, à l’incontestable autorité. Tous les autres rôles ont été distribués avec la même exigence : rendre justice à l’opéra ressuscité. Les chœurs du Bühnen Bern, sous la direction dynamique de Zsolt Czetner, sollicités d’un bout à l’autre, s’avèrent énergiques et convaincants, tant dans la prière que dans la révolte, l’émotion que la colère. Maitre d’œuvre musical de l’enregistrement, le chef suisse Philippe Bach à la tête d’un Berner Symphonieorchester engagé, énergique et raffiné, reste attentif à toutes les nuances d’une partition puissante et généreuse, aux affects multiples. Il en capte les moments d’émotion, déchaine les forces du combat collectif, célèbre les dynamiques d’une construction dramatique sans baisse de tension.
C’est au théâtre de Weimar qu’a eu lieu la Première mise en scène de Samson, le 11 septembre 2022. Un seul vœu à l’écoute de ce premier enregistrement qui fait événement. Que l’on voie dans les années qui viennent d’autres maisons d’opéra mettre les grands moyens qui s’imposent pour rendre pleinement justice à la scène à un opéra oublié ! Un grand merci à tous ceux qui, devant les micros et en cabine technique, et avant eux par leurs recherches musicologiques et en production, ont permis cette découverte discographique majeure.
Une découverte enthousiastiquement annoncée et commentée.
Inutile de dire que je vais me procurer au plus vite possible cet enrégistrement!
C’est un opéra qui me fait l’effet et les allures frandioses et en même temps intimes du merveilleux SIGURD d’ Ernest Reyer.
Ce Samson de Raff a exité ma curiosité.
Merçi et félicitations à Mr. Jean Jordy pour cette révélation.J’imprimerai son texte révélateur pour mes archives!