La Femme sans Ombre. Toulouse.

Lumineuse production d’un conte obscur


Direction musicale Frank Beermann / Mise en scène Nicolas Joël / Collaboration artistique Stephen Taylor / Décors Ezio Frigerio/ Costumes Franca Squarciapino / Lumières Vinicio Cheli

L’Empereur Issachah Savage / L’Impératrice Elisabeth Teige / La Nourrice Sophie Koch/ Barak (Le Teinturier)  Brian Mulligan / La Teinturière Ricarda Merbeth / Le Borgne Aleksei Isaev / Le Manchot Dominic Barberi / Le Bossu Damien Bigourdan / Le Messager des Esprits Thomas Dolié / Le Gardien du seuil du temple / La Voix du faucon Julie Goussot / La Voix d’un jeune homme Pierre-Emmanuel Roubet / Une voix d’en haut Rose Naggar-Tremblay

Orchestre national du Capitole / Chœur et Maîtrise de l’Opéra national du Capitole

Représentation du 04/02/2024
Interprétation ****
Mise en scène ****

La Femme sans Ombre

Au lendemain de la création à Vienne de l’opéra de Strauss le 10 octobre 1919, le critique musical du Ménestrel écrit : « Le livret qui a pour auteur M. Hugo von Hofmannsthal, est un conte. L’héroïne est la fille d’une fée : naguère gazelle blanche, elle a été blessée à la chasse par la flèche d’un empereur oriental. Devenue femme, elle l’a épousé, mais elle conserve, de son état surnaturel, la singularité de n’avoir point d’ombre. Une jeune teinturière lui prête la sienne, d’où il résulte toutes sortes de complications. Finalement, les personnages se trouvent transportés dans un monde imaginaire où tout s’arrange et où les salue un chœur d’enfants à la veille de naître. » Voilà un résumé bref et simplifié qui laisse dans l’ombre avec subtilité bien des péripéties et des interprétations symboliques de cette œuvre complexe. Le chef d’orchestre Frank Beermann, à la tête de l’Orchestre du Capitole pour cette série de représentations toulousaines propose une simplification éclairante : « Le propos central de cet opéra est immémorial et aisé à comprendre : l’acceptation de notre humanité conduit au salut et au bonheur. »

 

Dresde, Stuttgart, Vienne,  Baden-Baden

Lecture lumineuse bienvenue, car l’opéra de Strauss s’avère bien touffu et osons l’affirmer, bien confus. Livret saturé de références et de sources d’inspirations, personnages souvent bavards et superpositions des discours, musique opulente, nombreux changements de lieux, significations métaphoriques multiples, sortilèges en tous genres rendent l’appréhension de l’œuvre difficile. Mais comme tout conte, comme tout opéra de Strauss, elle exerce un pouvoir de fascination qui, malgré les difficultés symphoniques, vocales et dramaturgiques pour la monter, explique sa relative notoriété. Ainsi ce sont trois productions de La Femme sans Ombre que les lyricomanes européens auront pu entendre cette saison (Lyon octobre 2023, Cologne octobre 23, Toulouse février 2024) : nous en connaissons qui auront applaudi les trois ! On a vu ou on verra encore cette année La Femme sans Ombre à Dresde, à Stuttgart, à Vienne, à Baden-Baden…

Femme sans Ombre
Femme sans Ombre. Credit : Mirco Magliocca

Le grand mérite de la production de Toulouse, reprise de la mise en scène de Nicolas Joël de 2006 est de ne pas perdre le spectateur dans un labyrinthe d’interprétations obscures et de proposer une vision belle et limpide. Les splendides décors élaborés par Ezio Frigerio et les lumières contrastées de Vinicio Cheli (clarté vs ténèbres) éclairent les strates de l’opéra, le supérieur, le féerique, le prosaïque et assurent avec fluidité les passages d’un lieu à l’autre, d’un climat à l’autre.  Le grand escalier central et mobile permet aisément les ascensions (vers le domaine surnaturel), les descentes (chez les humbles mortels) et tous les passages qui conduisent des uns aux autres. A l’esthétique finale et triomphante du Jugendstil s’oppose le bouge sordide du Teinturier où bouillonnent les effluves des chaudrons fumants. Le spectateur immergé dans la musique de Strauss se sent porté dans des univers oniriques, féeriques, magiques dignes d’un livre de conte merveilleux. La création visuelle et les lumineuses beautés de la partition sont en pleine harmonie. Elles font de ce récit initiatique une ascension vers la simple et exigeante dignité de la condition humaine. La rareté des accessoires et le hiératisme assumé des interprètes soulignent l’abstraction de la fable et la symbolique pure, quasi ésotérique, des personnages que doivent habiter les chanteurs.

Femme sans Ombre
Femme sans Ombre. Credit : Mirco Magliocca

Le trio féminin nécessite des interprètes de première grandeur. Le Capitole réunit une triade somptueuse et internationale qui fait ses débuts dans chacun des rôles. L’Impératrice c’est la lumière et la souffrance, le déchirement entre ses deux natures, la noblesse du cœur et de l’âme : la voix de la wagnérienne accomplie qu’est Elisabeth Teige est d’une éblouissante pureté, d’une tendresse cristalline. La soprano norvégienne impose la hardiesse de ses aigus, l’harmonie de sa ligne de chant, jamais heurtée, la délicatesse de son jeu, son aura princière qu’habillent des robes de fées ou d’Ophélie rayonnantes.

Une grande Teinturière

La Teinturière c’est la frustration, les récriminations, la douleur, la sensualité inassouvie. Ricarda Merbeth (Kammersängerin de l’Opéra de Vienne, familière de Bayreuth, grande Isolde, immense Elektra à Toulouse en 2021) fait valoir dans ce rôle l’étendue de ses qualités dramatiques et lyriques et une voix de soprano corsée, sensuelle, à la puissance impressionnante. Tour à tour blessante, véhémente, rêveuse, hardie, combative, repentante, aimante elle fait de ce personnage prodigieux une figure magistrale de la Femme mal aimée, corsetée mais cherchant à se libérer, courageuse et vulnérable. La voix d’une générosité folle assume toutes ces facettes et une sorte de déraison. Son engagement scénique s’avère phénoménal.

Femme sans Ombre
Femme sans Ombre. Credit : Mirco Magliocca

Sophie Koch, chanteuse lyrique polyvalente

La Nourrice c’est la noirceur, la morgue, la méchanceté, le mépris, la manipulation, la haine, « un Méphisto femelle » dit Hofmannsthal. Dans ce rôle ingrat et complexe, il faut de l’engagement, de la violence, de la hargne. Sophie Koch après de mémorables incarnations en Isolde, Kundry, Ariane (dans Ariane et Barbe-Bleue de Dukas), Marie dans Wozzeck est une Nourrice sorcière de première grandeur. Parée d’une robe de fée altière et somptueuse, elle dirige le drame comme une Reine de la Nuit maléfique, glaçante et noire à souhait, composant avec sa coutumière élégance et son habituelle force dramatique un personnage tragique hors du commun. La voix ose toutes les audaces, parcourt le spectre des sentiments abjects avec autorité, tantôt mielleuse, tantôt tranchante, toujours saisissante.

Du baryton américain Brian Mulligan, autre spécialiste de Wagner, on retiendra la déchirante humanité, le legato, la tendre virilité, la détresse émouvante d’époux dépassé. Son Barak, simple, si proche de nous dans son amour à hauteur d’homme émeut. A coup sûr, cette autre prise de rôle marquera sa carrière. Le Bacchus d’Issachah Savage avait émerveillé dans Ariane à Naxos de Strauss au Capitole il y a peu. Le ténor américain dans le rôle bref mais intense de l’Empereur impressionne par la maîtrise d’une ligne de chant tendue, ardente, capable dans son grand monologue du II d’exprimer toute une gamme de sentiments, y compris une vulnérabilité qui contraste avec le physique imposant de l’artiste. Thomas Dollié en Messager des Esprits marque par l’autorité d’une voix de baryton souple et musicale. Des excellents chœurs du Capitole, on distinguera le splendide groupe des « Veilleurs de la nuit », dans un des sommets lyriques de la partition. Le reste de la distribution signe une nouvelle fois l’attention portée par la Maison toulousaine à tous les rôles et son art de réunir l’excellence sans laisser le moindre personnage dans … l’ombre.

L’Orchestre du Capitole au grand complet est somptueux. Sous la baguette ferme et désormais familière de Frank Beerman, il déploie trois heures durant le faste de ses couleurs, la netteté de son jeu, la transparence de la ligne par-delà la magnificence de la partition. De ce conte initiatique qui célèbre l’amour humain, tous les chanteurs, l’Orchestre et son chef sont les aèdes enchanteurs.

Jean Jordy

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Jean Jordy

REVIEWER

Jean Jordy, professeur de Lettres Classiques, amateur d'opéra et de chant lyrique depuis l'enfance. Critique musical sur plusieurs sites français, il aime Mozart, Debussy, Rameau, Verdi, Britten, Debussy, et tout le spectacle vivant.

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Hilaire De Slagmeulder.
Hilaire De Slagmeulder.
2 mois il y a

Pas de discussion à ce sujet : Ce review de Jean Jordy est un rêve qui nous enchante et notre plus grand désir est de connaître finalement cet opéra merveilleux et mystérieux de Richard Strauss.
Mais en quelle version discographique puisque cette miraculeuse édition commentée ci dessus, se trouve hors de nos possibilités d’accès.

DARROUZET
DARROUZET
2 mois il y a

Encore une merveilleuse soirée au Capitole !