Iphigénie en Tauride
4 novembre 2025, Paris, Opéra Comique :
de cendres et de sang
Tragédie lyrique en quatre actes de Christoph Willibald Gluck sur un livret de Nicolas-François Guillard, créée à Paris le 18 mai 1779. Six représentations, du 2 au 12 novembre, à l’Opéra-comique
Iphigénie : Tamara Bounazou Oreste : Theo Hoffman Pylade : Philippe Talbot Thoas : Jean-Fernand Setti Diane, seconde Prêtresse : Léontine Maridat-Zimmerlin Première Prêtresse : Fanny Soyer Un Scythe : Lysandre Châlon Chœur : Les Éléments (direction : Joël Suhubiette) Orchestre : Le Consort (direction : Théotime Langlois de Swarte) Direction musicale : Louis Langrée Mise en scène : Wajdi Mouawad Scénographie : Emmanuel Clolus Costumes : Emmanuelle Thomas Lumières : Éric Champoux
Scénographie 3***
Interprétation 4****
IPHIGÉNIE EN TAURIDE
Grand succès public pour la seconde représentation de cette nouvelle Iphigénie en Tauride, et succès amplement mérité…
Pour ceux qui, comme nous, étaient placés près de la fosse, la réussite est d’abord orchestrale : quelle magistrale prestation nous a offert Le Consort, sous la baguette enfiévrée de Louis Langrée ! Fondé en 2015 par les violonistes Théotime Langlois de Swarte et Sophie de Bardonnèche, ce jeune ensemble s’est déjà signalé cette année par une remarquable version des concertos pour violons de Vivaldi, incluant les inusables « Quatre saisons » (HM). C’est avec la même fougue, la même précision et le même sens des contrastes qu’il sert ce Gluck que d’aucuns trouvaient « uniformément pompeux » (Debussy). Jamais les coloris boisés de cette musique ne nous avaient autant sauté aux oreilles : ce n’est pas seulement le merveilleux premier hautbois de Gabriel Pidoux, très sollicité, qu’il faut applaudir, mais encore ces bassons (« Chaste fille de Latone »), ces clarinettes (« Patrie infortunée »), ces flûtes (« Que ces regrets ») trop souvent contraints à la discrétion et qui font désormais jeu égal avec des cordes acérées, aériennes.
Alternant avec le fondateur du Consort, Louis Langrée est le grand ordonnateur de cette fête des sons, grâce à une battue nette, aussi souple que tendue. Si certains airs et chœurs peuvent sembler rapides, les « scènes » se dotent d’un swing inimitable : extraordinaire palpitation de la folie d’Oreste, superbe élasticité du trio de l’Acte III. Et comme Langrée savoure ces sublimes récitatifs, qu’une tradition a rendu arides à force d’uniformité : le songe d’Iphigénie déroule un panorama saisissant, la reconnaissance du frère et de la sœur devient thriller – il n’est pas jusqu’à la robuste Danse des Scythes qui ne se dote d’une sophistication inattendue, à force de trilles et de trémolos.

Il faut dire que Langrée dirige une équipe particulièrement inspirante. Dans le rôle-titre, la jeune soprano franco-algérienne Tamara Bounazou fait preuve d’une maturité et d’une endurance stupéfiantes, sachant graduer ses effets, ménager ses forces pour attaquer sans le moindre signe de fatigue le redoutable « Je t’implore et je tremble » et en triompher haut la main. La voix est dense, compacte, aussi assise dans le grave que libre dans l’aigu, encore un peu monochrome faute de vibrato, ce que compensent une diction superlative (« Chassons une vaine chimère » : le livret ne fait pas de cadeau) et une réelle intelligence des inflexions. Plus frappant encore apparaît l’Oreste de Theo Hoffman et pas seulement parce qu’il chante la moitié de l’Acte II en tenue d’Adam : si l’acteur n’est pas très grand, sa prestation saisit d’emblée par sa puissance de frappe, avec un timbre solaire, chaud, vibrant, et une incarnation fébrile qui n’ôte rien à la noblesse du chant (superbe utilisation de la voix mixte sur le cri « Grands dieux ! ») – en dépit de quelques voyelles trop ouvertes, à l’américaine.
Avouons qu’avoir souvent applaudi Philippe Talbot dans des rôles comiques (le Comte Ory, Platée) nous empêche de l’imaginer en Pylade, dont la dimension héroïque lui échappe (« Divinités des grandes âmes »). Mais il apporte à ses deux autres airs une pureté de ligne, une fraîche candeur et une lumière qui reposent agréablement les sens, dans cet univers fort sombre. N’était un Thoas vociférant (mais cette grosse voix doit être difficile à dompter), la distribution, complétée par une excellente Diane, serait de premier ordre. Légère déception, en revanche, du côté du chœur des Éléments, parfois appliqué et éprouvé par les tempi : son rôle se voit d’ailleurs réduit puisque la cérémonie funèbre de l’Acte II a été remplacée par une marche écrite pour la reprise de l’opéra.

L’ouvrage gagne en revanche un double prologue : d’abord l’ouverture d’Iphigénie en Aulide, durant laquelle on nous résume le destin des Atrides ; ensuite, un dialogue se déroulant dans un musée de Crimée, au cours duquel un apparatchik russe (Thoas) refuse aux Grecs cette effigie d’Artémis dont il sera question au cours de l’opéra. Ce prélude a pour ambition, à la fois, de rappeler le destin actuel de la Tauride (= la Crimée), et donc de rapprocher de nous l’intrigue ; d’autre part, de rafraîchir les vagues souvenirs mythologiques des spectateurs. Ce didactisme a pu gêner ceux qui, comme nous, sont familiers de l’univers gluckiste. Mais Wajdi Mouawad, qui a rédigé ce prologue, l’assume entièrement (le public d’aujourd’hui, rappelle-t-il, ne dispose pas de la même culture que celui de la création), et la suite du spectacle confirme ce souci de lisibilité.
Le dramaturge/romancier libano-québécois, dont le mandat à la tête du Théâtre de la Coline vient d’être renouvelé, est un fin connaisseur du monde antique – on le sait au moins depuis que le film Incendies (2010) de Denis Villeneuve a popularisé son œuvre, innervée de récits mythiques. Tout en clarifiant à chaque instant l’action (par exemple, avec cette lettre à Électre dont s’empare Thoas), Mouawad évite de la réduire à l’anecdote et de la situer dans le temps : les costumes évoquent quelque Géorgie immémoriale, les décors composent un univers glacé et sauvage, noir brossé de sang (proche du graphisme de Philippe Druillet), la direction d’acteurs frôle parfois la chorégraphie (le combat final ; le jeu robotique adopté par le deus ex machina). Certaines images d’une grande simplicité – ce chœur aux bras entrelacés qui berce l’héroïne durant « Ô malheureuse Iphigénie » – compensent l’expressionnisme avec lequel est traitée la folie d’Oreste, se martelant la tête, nu comme un ver. La tragédie grecque, nous rappelle Mouawad, se nourrit de sauvagerie, de pulsions comme de féroce mysticisme : loin de dissimuler cette ascendance, l’opéra gluckiste l’expose dans toute sa crudité, ce qui le rend des plus contemporains.