Joyce DiDonato
Récital Joyce DiDonato.
Festival de Peralada. 03/07/2025
Joyce DiDonato, mezzo-soprano, Craig Terry piano. Mélodies de Debussy, lieder d’Alma Mahler, cantate de Haydn. Airs d’opéras de Haendel, Rossini, Bizet.
Great Joyce
On connaît l’exigence artistique, l’inventivité créatrice, la curiosité intellectuelle de Joyce DiDonato. Ses rôles sur scène chez Rossini, Mozart, Haendel, Berlioz, Donizetti, la création d’opéras contemporains lui valent depuis longtemps une reconnaissance internationale. C’est sans doute dans des enregistrements originaux et parfois audacieux que s’est construite aussi sa réputation d’infatigable « découvreur » de compositeurs : ils explorent et souvent rassemblent ou confrontent plusieurs siècles de musique. Citons pèle- mêle et de mémoire Drama Queens, In War and Peace, Eden, Joyce and Tony, Great Scott… Nous aimons Joyce depuis la découverte live d’un récital toulousain en 2013, admiration renforcée par l’audition des Troyens de Berlioz à Strasbourg, une de nos plus puissantes émotions lyriques : sa Didon était bouleversante. Ce soir, en cette bouillante soirée catalogne à Peralada (Espagne, Province de Gérone, à 25 km de la frontière française), nous la retrouvons pour un récital de rêve. Il offre la quintessence de l’art de Joyce au faîte de ses moyens vocaux, et une sorte de condensé de son répertoire de prédilection. Un diptyque superbement équilibré fait d’abord entendre des mélodies et lieder ou cantates en trois langues (français, allemand, italien), puis un bouquet d’airs d’opéras.
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La Cantate de Joseph Haydn Ariane à Naxos
Précisons d’emblée la qualité de son accompagnateur, le pianiste, Craig Terry : plus que de complicité – évidente sur scène-, il faudrait parler de rapports de fraternité ou d’amitié, d’osmose profonde et souriante, en un mot d’harmonie. Les Trois chansons de Bilitis de Debussy permettent de chauffer la voix dans des climats de sensualité tendre, de délicat « impressionnisme », de fluidité musicale. Les vers du poète français Pierre Louÿs (« Et tour à tour nos bouches / S’unissent sur la flûte ») ou « Il me regarda d’un regard si tendre / Que je baissai les yeux avec un frisson »), sertis par Debussy n’ont nul besoin d’emphase. Ils nécessitent pour toucher élégance, sensualité, frisson du souffle, distinction, sens de la poésie, juvénilité et clarté de la voix : Joyce y excelle. La Cinq lieder d’Alma Mahler (Funf Lieder) ont aussi un charme fou, entre humour et extase (« In meines Vaters Garten ». A chacun des textes, Joyce et Terry conjuguent l’art de faire surgir un climat, de nourrir une situation dramatique, d’imposer une émotion singulière. Les couleurs de la voix et la palette sonore du piano deviennent les peintres d’un paysage intérieur qui s’élève devant nos sens. Et nous voici aux portes de l’apothéose de ce premier temps du récital. Nous avions découvert la Cantate de Joseph Haydn Ariane à Naxos dans l’enregistrement où Joyce et Tony – DiDonato et Antonio Pappano – formaient un duo d’exception. Mais nous étions privés de voir Joyce, grande tragédienne, possédée par le rôle de l’héroïne mythologique abandonnée par Thésée. Ce long monologue de vingt minutes ne lasse pas une seconde, tant la qualité de la musique et l’intensité de l’interprétation en font une scène de théâtre puissante aux sentiments variés. Il existe sur Internet une version de cette œuvre par les mêmes interprètes digne d’être vue.
Au cours de ce douloureux voyage sentimental qui va de la plainte originelle « Teseo moi ben, dove sei ? Dove sei tu ? » à la dernière apostrophe du second aria (« Chi tanto amai s’involo barbaro ed infedel »), on mesure l’étendue du talent dramatique et lyrique de la cantatrice américaine. La voix offre toutes les nuances et toute la puissance d’un instrument totalement maîtrisé. Jamais on ne la prend en flagrant délit d’emphase, d’excès, d’esbroufe. L’élégance règne continûment au service de l’expression. L’entracte permet de relâcher la tension dramatique et d’échanger sur la force et la beauté du moment vécu.

Du grand art
La seconde partie fait la part belle à l’opéra. L’Ombra mai fu sait rendre à cette exaltation amoureuse portée à un arbre si souvent entendue la souple extension d’une mélodie prodigieuse. Les deux Rossini – dont le second remplace un extrait de Mozart initialement prononcé – saluent la fidélité de Joyce à un compositeur servi à la scène et au disque avec probité, virtuosité et humour. Le « Di Tanti palpiti » de Tancrède, et « Riedi al soglio » de Zelmira aux climats si différents offrent à cette voix moirée, chaude et agile un théâtre lyrique de choix. La joie de chanter et de partager est là, intacte et généreuse. Mais c’est dans Carmen, opéra maintes fois vu et entendu, que Joyce nous époustoufle in fine. La Habenera avec récitatif introductif (« Quand je vous aimerai ? ») – pourquoi se priver d’un instant de théâtre si vif et spirituel ? – peint à elle seule tout le personnage qui est séduction et danger, sensualité et maîtrise de la vie amoureuse, affirmation de liberté et fausse humilité, audace d’une féminité triomphante. Bizet ne peut trouver interprète aussi complète que Joyce, aussi vocalement riche et complexe, avec une opulence de la voix et ici encore l’élégance, le style. Du grand art. Enthousiasmant. Un tango en langue espagnole et un éloge (américain) du piano en bis mettent debout une salle conquise depuis longtemps.
Soulignons à nouveau la qualité de l’accueil du Festival et la richesse de sa programmation, l’acoustique flatteuse de la belle Église du Carmen dans l’attente d’un prochain théâtre de verdure. Vivement la saison 2026.