Joyce DiDonato à Toulouse

Joyce DiDonato :  Eden

Toulouse, Grands Interprètes, le 08 / 06/ 2023

Musique 4****
Mise en scène 2**

On ne fait pas de la bonne littérature avec de beaux sentiments, dit-on. Le concert de ce soir témoigne qu’avec de bons sentiments on peut faire de la très belle musique.

Joyce DiDonato à Toulouse
Joyce DiDonato: Eden

Un projet musical et écologique

Un enregistrement de Joyce DiDonato intitulé Eden (2022) regroupait seize pages de compositeurs divers couvrant quatre siècles de musique, de Biago Marini né en 1594 à Rachel Portman qui a vu le jour en 1960. Leur point commun ? Le regret du « jardin oublié », l’amour et la mise en musique de la Nature. Un même vague thème suffit-il à tisser des liens entre ces créateurs ? Sans doute, si au-delà de la simple et banale thématique, l’interprétation est portée par la même conviction intime, et surtout une voix, celle d’une des plus exigeantes cantatrices d’aujourd’hui. Pendant la « Grande pause » du COVID selon son expression, la chanteuse a été traversée de questions. De ces interrogations est née l’idée de l’album, « encouragement à contempler l’absolue perfection de l’univers qui nous environne », « à participer à la nourriture et à la guérison de notre monde et de nos cœurs, afin de réparer ce qui est brisé, de reconstruire ce qui est déserté, et de restaurer ce qui est épuisé ». Dans un Français délicieusement plus approximatif, c’est ce message qu’adresse longuement notre chère Joyce à l’issue (ou presque) du récital/spectacle, 32° étape de sa tournée mondiale.  Entourée d’une chorale d’enfants locale – Les Éclats – , au milieu desquels , attentive et attentionnée elle chantera, Joyce dont on aurait tort de moquer le lyrisme bien-pensant lance un appel à la conscience de chacun pour inviter à un engagement personnel et collectif en faveur de la Nature. Le récital, tout comme l’enregistrement, suit le cheminement spirituel de la chanteuse, de l’angoisse initiale à l’épiphanie d’une espérance. De la solitude impuissante à l’action unanime.

Joyce Didonato
Joyce DiDonato, Eden. Toulouse

Une voix exceptionnelle

La Question sans réponse de Charles Ives (The Unanswered) ouvre l’itinéraire. Des profondeurs mystérieuses des notes, montent une lumière, une voix perdue dans les cintres, des bribes d’appels. Sur un texte The First Morning of the World du librettiste d’opéra Gene Scheer,  la compositrice Rachel Portman a tissé, à la demande de la cantatrice, une aria lyrique qui tient à la fois de la prière et de l’hymne à la Nature. La voix s’épanche largement avec une tenue de souffle, un legato, une élégance de style, une beauté sonore et une variété de couleurs qui sont sa marque. S’enchaine le premier des Rückert-Lieder de Mahler Ich atmet’ einen linden Duft (« Je respirais un doux parfum de tilleul »). C’est un répertoire où l’on n’attend pas la chanteuse américaine. Mais quelle distinction dans ce souvenir très simple, un rien trop sophistiqué ici, mais d’une émouvante beauté.

A la fin, nous entendrons Ich bin der Welt abhanden gekommen (« Je suis perdu pour le monde »), un des plus sublimes lieder composés par Mahler. La voix extatique célèbre la certitude paisible de la mort et, répété deux fois, le dernier vers du poème, « In meinem Lieben, in meinem Lied ». « Dans mon amour, dans mon chant » sonne dès lors comme la définition même de l’art lyrique. Exhalé sur le souffle, cet aveu devient profession de foi. Il affirme la cohérence du programme, la force de conviction de l’interprète.

Entre Portman et le dernier Mahler, les airs élus magnifient les qualités vocales, techniques et expressives, de la cantatrice qui parcourant les siècles, les pays et leurs langues explore une éblouissante palette d’affetti et de couleurs.  Accentué par les guitares, le rythme dansant de la Chanson de Marini transporte par sa fougue et son hardiesse. Un air signé Josef Mysliveček compositeur bohémien rappelle quelle héroïne passionnée vit sur scène dans le port, le jeu scénique de la cantatrice. Sur un poème d’Emily Dickinson, Aaron Copland a composé un chant d’une exquise douceur : une Nature maternelle invite à l’harmonie du jour et au silence de la nuit. Ce climat d’enchantement irradie dans l’interprétation (beauté des aigus, tenue du souffle) pour composer un tableau aux tendres couleurs. Par contraste, la déploration de la Calisto dans l’opéra de Cavalli évoque la rupture entre une humanité assoiffée et une nature ravagée et devenue hostile : Joyce DiDonato, virtuose et tragique, impose la puissance d’une voix à la technique parfaitement maitrisée, à la puissance frémissante. L’extrait du rare opéra de Gluck Ezio prolonge la douleur d’une héroïne persécutée, dont on sent la proximité avec une chanteuse angoissée par les enjeux du monde vivant. Haendel et l’admirable air d’Irène dans Theodora « As with Royse Steps the Morn » signent l’aboutissement du voyage musical, son apothéose : la voix, « s’avançant à pas couleur de rose » s’illumine des reflets d’un vitrail d’église. Connait-on plus humble et plus émouvante interprète de Haendel ? Epousant avec finesse ou verve les climats changeants de l’expérience, les pages de musique intercalées constituent autant de paliers dans cette ascension, de la déréliction à l’éclosion d’une lumière. Vifs, intenses, chatoyants, Il Pomo d’Oro et Maxim Emelyanychev à la direction et au clavecin, faisant cercle de chaleur et d’harmonie autour de la flamme vive qu’est la chanteuse deviennent les fervent officiants de cette célébration. Quand Joyce DiDonato entourée des enfants entonne le fameux « Ombra mai fu », déclaration d’amour à un arbre dans le Serse haendelien,  ce que nous aimons chez elle fusionne dans une interprétation qui fait frissonner d’extase. Nous savons que nous étions venus pour communier à ce moment musical.

Une mise en scène artificielle

 Hélas ! La mise en espace de cet ensemble lyrique admirable dérange trop souvent l’attention, la détourne et amoindrit la magie. La scénographie signée Marie Lambert-Le Bihan, metteuse en scène d’opéra et éclairagiste n’offre rien de scandaleux.  Chargée de symboles, loin d’apporter du sens, elle dépare. Et à l’issue du spectacle, beaucoup s’interrogent. Ce cercle de fer construit pan par pan pendant le récital est-ce bien la terre ? S’inscrit-elle dans un espace cosmique dont le grand cercle marque l’harmonieuse beauté? Cet arc tendu est-ce celui de Cupidon, est-ce archet de luth ou de violon ? Ces lumières, souvent belles, ces attitudes imposées à Joyce, debout, allongée, à genoux, sont-elles d’imploration, de déploration, d’extase, d’humilité, de régénérescence ? Tout cela à la fois. Cette polysémie ouvre certes les discussions, mais ses effets esthétisants déroutent. Ils voudraient dilater l’espace et suggérer l’immensité et la beauté du monde à reconquérir.

Non. Dans ce jardin d’Eden, c’est bien la voix de Joyce qui ouvre le paradis.

Jean Jordy

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Jean Jordy

REVIEWER

Jean Jordy, professeur de Lettres Classiques, amateur d'opéra et de chant lyrique depuis l'enfance. Critique musical sur plusieurs sites français, il aime Mozart, Debussy, Rameau, Verdi, Britten, Debussy, et tout le spectacle vivant.

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