Iphigénie en Ukraine : Gluck à la fois
consacré et désacralisé à Montpellier
Iphigénie en Tauride. Christoph Willibald Gluck (1714–1787). Tragédie lyrique en quatre actes sur un livret de Nicolas-François Guillard, représentée pour la première fois à l’Académie royale de musique de Paris le 18 mai 1779.
Pierre Dumoussaud direction musicale / Rafael R. Villalobos mise en scène et costumes / Emanuele Sinisi décors / Felipe Ramos lumières / Noëlle Gény cheffe de chœur / Chœur Opéra national Montpellier Occitanie / Orchestre National Montpellier Occitanie
Vannina Santoni Iphigénie / Jean-Sébastien Bou Oreste / Valentin Thill Pylade/ Armando Noguera Thoas / Louise Foor Diane, Première prêtresse / Dominika Gajdzis une femme grecque / Jean-Philippe Elleouet-Molina Un Scythe / Laurent Sérou Le Ministre / Alexandra Dauphin Deuxième prêtresse, Une prêtresse / Grégory Cartelier comédien / Maud Curassier comédienne
Iphigénie en Tauride
Voir en France Iphigénie en Tauride de Gluck est une expérience de moins en moins rare. L’Opéra Garnier à Paris reprenait en 2020 la mise en scène de Krzysztof Warlikowski créée en 2006, et proposée à nouveau en 2016. En province le Grand Théâtre d’Angers montait en 2020 une production signée Julien Ostini et l’Opéra national de Lorraine présentait il y a un mois celle conçue par Silvie Paoli. L’Opéra de Montpellier présente en ce printemps 2023 la lecture de Rafael R. Villalobos . Sa Tosca, montée à Bruxelles, à Montpellier, à Barcelone, a provoqué un scandale : Tosca à Salo, ou Cavaradossi, émule de Pasolini ont choqué. Le jeune dramaturge espagnol est à coup sûr un provocateur. Son Iphigénie en Tauride apparait bien plus sage et consensuelle. A priori le sujet, issu de la terrible histoire des Atrides, se prête moins à l’éclat et au tapage que d’autres épisodes (Electre, Clytemnestre). Iphigénie que Diane a sauvée de l’immolation imposée par les dieux à son père Agamemnon pour partir faire la guerre à Troie, coule des jours plus apaisés en Tauride dans sa fonction de prêtresse de la déesse salvatrice. Mais son frère Oreste échoue sur le rivage : il vient d’assassiner sa mère Clytemnestre et les déesses vengeresses le poursuivent. Et Iphigénie, obéissant à un ordre du roi Thoas doit immoler l’étranger sacrilège. L’intrigue s’avère très resserrée autour d’un nombre réduit de personnages qui ont tous vécu des situations douloureuses, des traumatismes violents.
La tempête initiale et ses grondements furieux deviennent la métaphore musicale des tourments des âmes blessées et l’opéra une tragédie tout entière centrée sur la mort : mort promise, mort épargnée, mort infligée, mort suspendue. Face ces tensions, Gluck et son librettiste Nicolas-François Guillard mettent en scène et en musique les expressions les plus sensibles de la tendresse humaine : l’amitié, l’amour fraternel, la piété, la pitié, la compassion.
Gluck avec cet opéra glorifie l’opéra français face au théâtre italien et signe un chef d’œuvre. Simplicité et expressivité, beauté et noblesse de la prosodie chantée, profondeur psychologique, importance donnée à l’orchestre dès l’entrée tempétueuse et aux chœurs caractérisent une œuvre musicalement splendide dont le deuxième acte constitue l’acmé. Pour reprendre les termes du Prix Nobel de Littérature en 1915 Romain Rolland, la musique de Gluck est l’expression la plus noble de l’ éloquence du cœur, de la pureté morale, de la douleur toute nue. Atteignons-nous à Montpellier cette grandeur ?
Le parti-pris de Rafael R. Villalobos repose sur trois axes : l’inscription dans la mythologie, l’ancrage géopolitique actuel, la transposition dans l’univers contemporain. Mais ces axes peinent à se rassembler à un faisceau qui ferait sens. La présence scénique récurrente d’Agamemnon et de Clytemnestre, le repas de famille entre les parents et la fratrie (Oreste, Electre, Iphigénie), deux extraits d’Euripide et de Sophocle proférés par le couple tragique replacent le sujet dans son environnement mythique et ravivent les souvenirs des spectateurs qui n’auraient pas révisé leurs classiques. Cette piste en filigrane n’est guère creusée, mais elle s’avère pertinente et peu embarrassante. L’essentiel du décor tristounet et mal éclairé se compose des gradins d’un théâtre contemporain dont le plafond a été transpercé par un bombardement. La référence au théâtre de Marioupol, explicitée par le metteur en scène, donne un relief singulier au chœur des survivantes dès leur entrée : « Grands Dieux ! Soyez nous secourables, détournez vos foudres vengeurs ; tonnez sur les têtes coupables ; l’innocence habite nos cœurs. » L’éloge du théâtre, de l’art en général contre la barbarie paraît intéressant, et même nécessaire. On applaudit l’intention que cherche à approfondir encore la vision du théâtre dans le théâtre. Mais quel rapport réel avec notre sujet ? Enfin, la modernisation du livret donne lieu à une bien prosaïque visualisation des héros tragiques. La fille d’Agamemnon et de Clytemnestre, cette petite jeune fille triste qu’habillent un jean, un tee-shirt et une chemise à carreaux nouée à la talle ? Prêtresse de Diane cette héroïne sans majesté traversant sans grande implication une aire scénique improbable et indéfinie ? La sœur d’Oreste et d’Electre maniant ce revolver comme dans les séries les moins crédibles ? Dans le traitement de ces trois données – la mythologie, la guerre en Ukraine, la modernisation – , rien ne choque vraiment. Tout semble en jachère. L’étonnant – miracle de la musique, puissance du livret – est que l’on suit le récit tragique avec intérêt, sans s’ennuyer une seconde, se laissant prendre par la qualité d’une interprétation orchestrale de tout premier ordre et par quelques chanteurs inspirés.
Pierre Dumoussaud à l’étoffe d’un grand chef lyrique. Il sert la musique de Gluck avec un sens aigu de la tension dramatique, une subtile finesse, une aptitude à faire sourdre l’émotion et la grandeur, à soigner les contrastes entre mélancolie (les scènes d’Iphigénie) et la violence ( l’entrée des Scythes). L’Orchestre de l’Opéra de Montpellier répond à ses attentes avec une précision et une ardeur stimulantes. Les Chœurs participent de la fête musicale avec engagement et ferveur.
La distribution souffre d’une disparité que l’on regrette tristement. Nous avons applaudi sans réserve le talent de Vannina Santoni, souvent entendue au Capitole de Toulouse notamment, et belle Mélisande dans un enregistrement récent. Mais elle n’investit jamais le rôle d’Iphigénie. Désacralisée par son costume passe partout, prosaïque redisons le, arpentant maladroitement les planches sans vraie direction d’acteurs, elle chante avec cœur, joliment même. Mais manquent la densité, le poids du tragique, la hauteur de vue, l’ampleur de la voix. Son cauchemar initial ne fait guère frémir et la scène de reconnaissance n’émeut guère. Seule la fin de l’acte II où elle mêle sa voix à celle de ses compagnes fait pressentir ce qu’elle aurait pu être. Plus qu’un manque de forme passager , il faut déplorer une erreur de parcours. Cela arrive aux plus grandes. En Oreste, on retrouve les qualités de Jean-Sébastien Bou, la puissance de la voix, l’implication dramatique, une virilité conquérante. Valentin Thill confirme son très grand talent. Ténor généreux, sensible, voix souple, timbre chaleureux, il sait en Oreste fraternel rendre à la majesté de Gluck toute sa noblesse et sa pureté. Soulignons chez les deux amis une prononciation du français nette et incisive. Le Thoas d’Armando Noguera impressionne dès son entrée par son autorité vocale et physique, malgré ici encore un « costume » ô combien anti-royal. Louise Foor fait de l’apparition de Minerve un moment de beauté sonore et … de grandeur. Enfin.
Beau succès aux saluts pour cette production qui fait entendre la belle tragédie lyrique de Gluck. Malgré ses faiblesses, elle mérite d’être saluée, tant il est beau d’entendre un Gluck musicalement si élevé.