Eugène Onéguine à Paris
Eugène Onéguine (Yevgeny Onegin) de Piotr Ilitch Tchaïkovski. Opéra en trois actes. 1878. Libretto du compositeur et de Konstantin Stepanovitch Chilovski, d’après le roman en vers de Pouchkine. Première représentation au théâtre Bolshoy, Moscou, le 23 janvier 1881.
Vu le 17 novembre 2021 par Olivier Rouvière (au Théâtre des Champs-Elysées).
Madame Larina : Mireille Delunsch
Tatiana : Gelena Gaskarova
Olga : Alisa Kolosova
Vladimir Lenski : Jean-François Borras
Eugène Onéguine : Jean-Sébastien Bou
Jean Teitgen : Prince Grémine
Filippievna : Delphine Haidan
Le Capitaine / Zaretski : Yuri Kissin
Monsieur Triquet : Marcel Beekman
Guillot : Stanislas Siwiorek
Orchestre National de France
Chœur de l’Opéra National de Bordeaux
Direction : Karina Canellakis
Mise en scène : Stéphane Braunschweig
Musique : ***3***
Scénographie : ***3***
Vous pouvez faire traduire automatiquement tout compte rendu. Il suffit de cliquer sur le bouton VERTALEN (Traduire) que vous trouverez dans la barre Google au-dessus de cet article.
17 novembre 2021, Paris : Onéguine chez Tchekhov
La taille moyenne comme l’acoustique sèche et boisée du Théâtre des Champs-Elysées conviennent idéalement à cette perle du répertoire que les grandes maisons étouffent. Tchaïkovski n’a-t-il pas sous-titré son opéra « scènes lyriques » ? Il souhaitait souligner ainsi la dramaturgie discontinue de cette série de sept tableaux, de même que le caractère intimiste d’une action prioritairement mentale. En homme de théâtre, Stéphane Braunschweig s’est autorisé de cette vision pour resserrer encore le propos, dépouiller la scénographie, écourter les ballets (l’écossaise de l’acte III est supprimée), tirant le mélodrame tchaïkovskien du côté de Tchekhov, voire d’Ibsen : la « maison de poupée » dans laquelle s’étiole Tatiana surgira plusieurs fois des dessous, nous rappelant que l’imagination de l’héroïne sert de liant aux événements.
On peut discuter cette optique qui dicte une uniformisation des teintes (camaïeux de blancs, gris et noirs pour les costumes), une glaciation des lumières et du décor (assuré par divers cadres de scène et une panoplie de chaises, blanches durant les premiers tableaux, vertes pour les derniers) et une évacuation du contexte historique (à l’acte III, qui se tient dans une sorte de casino louche, les personnages portent des tenues de soirée du XX° siècle). Mais elle a l’avantage de se montrer cohérente et, surtout, d’être servie par une exceptionnelle direction d’acteurs : la façon dont sont traités les différents plans spatiaux nous éclaire sur les rapports unissant les personnages, confère beaucoup de précision, de vivacité aux ensembles (l’anniversaire chez Larina, superbe !) ainsi que d’humanité aux passages plus intimistes (les scènes entre Tatiana et sa nourrice).
On ne pourra certes reprocher à la lecture de la cheffe Karina Canellakis de se montrer trop mièvre ou « féminine » : avec ses rythmes accusés et ses tempi élargis, la première partie de l’ouvrage, bien prosaïque, manque de cette grâce mendelssohnienne qui devrait contraster avec le reste.
Plus le drame s’installe, plus cette lecture exagérément pathétique se justifie, cela dit, et la prestation de l’ONF achève de nous séduire, grâce au soyeux de ses cordes (magnifique phrasé des violoncelles, dans le prélude au duel !) et de ses bois (fort belle première clarinette) – les cuivres, eux, nous ont paru plus patauds (dans la polonaise), mais peut-être est-ce voulu. Coproducteur du spectacle, l’Opéra de Bordeaux a prêté ses chœurs chaleureux, particulièrement délectables dans les rondes populaires du premier acte, où le scénographe introduit de malicieuses allusions au réalisme soviétique.
Le couple Olga/Lenski recueille tous les suffrages : voix opulente, charnue et maternelle pour Kolosova, timbre frais et lumineux pour Borras, qui parvient à faire passer le caractère névrotique de son personnage sans sacrifier l’ineffable poésie du chant – avec une reprise en voix mixte de son air fort bien venue. Le couple Tatiana/Onéguine, plus exposé, ne provoque pas une adhésion aussi immédiate. Avec sa voix coupante au grain serré, Bou accentue la morgue d’Onéguine, sans parvenir (ni chercher) à rendre sympathique un personnage psychologiquement ingrat. Pour sa part, Gaskarova se distingue davantage par l’homogénéité et la flexibilité de son émission, capable de se plier aux multiples exigences du rôle, que par la joliesse du timbre ou le raffinement du chant : c’est bien la campagnarde devenue princesse que nous entendons là. Le Grémine puissant et cuivré mais un rien nerveux de Teitgen, les matrones aux voix ternies mais à la caractérisation fouillée de Delunsch et Haidan complètent efficacement la distribution, aux côtés du Triquet percutant et cocasse de Beekman – qui, bizarrement, chante l’un de ses couplets en français et l’autre en russe (Tchaïkovski donnait le choix entre les deux langues sans conseiller le panachage).
En somme une soirée réussie, à laquelle n’a manqué qu’une baguette plus raffinée.