A Toulouse, une splendide Thaïs,
épopée de deux âmes
Thaïs (1894), musique de Massenet, livret de Louis Gallet
Direction musicale Hervé Niquet. Mise en scène, décors, costumes, lumières et chorégraphie Stefano Poda. Collaboration artistique Paolo Giani. Thaïs Rachel Willis-Sørensen, Athanaël Tassis Christoyannis, Nicias Jean-François Borras, Polémon Frédéric Caton, Crobyle Thaïs Raï-Westphal, Myrtale Floriane Hasler, La Charmeuse Marie-Eve Munger, Albine Svetlana Lifar, Orchestre national du Capitole, Chœur de l’Opéra national du Capitole
Représentation du 28/09/2025 Capitole de Toulouse.
Musique 5 étoiles
Dramaturgie 5 étoiles
Thaïs n’est pas aujourd’hui l’opéra le plus connu ou joué de Jules Massenet. Manon, Werther et même Don Quichotte sont plus représentés dans les maisons d’opéras, même si des productions récentes à Tours, Saint-Etienne, Monte Carlo et Paris (TCE) ont pu afficher l’histoire de la courtisane. Celle signée Stefano Poda lui redonne une puissance et une beauté remarquables.
Etrange récit que celui de Thaïs, « prêtresse infâme du culte de Vénus », – lire une prostituée de luxe -, dont un saint homme, ancien pécheur, Athanaël, « veut gagner l’âme à Dieu », c’est-à-dire la convertir au christianisme. Elle mourra sanctifiée. Suivant l’itinéraire inverse, dévoré de passion et de désir charnel, l’anachorète s’abimera dans la souffrance et la frustration. Chez Anatole France – Prix Nobel de littérature 1921 – dont le livret s’inspire, cette double évolution inversée est nettement ironique : l’intention satirique peu discutable sonne comme une dénonciation des comportement religieux sinon hypocrites, du moins insincères ou fallacieux. L’abstinence dont se targue Athanaël, le fanatisme qu’il impose ne sont que le masque du désir et de la violence exercée sur le corps et ses pulsions, sur la femme aussi. Massenet et son librettiste ont adouci la portée anticléricale du propos et ont signé un opéra plus lisse et ainsi plus humain, plus émouvant.

Ce que fait le dramaturge italien Stefano Poda dans cette production créée à Turin en 2008 et reprise au Capitole de Toulouse pour ouvrir la saison se révèle de toute beauté. Un seul décor monumental, d’un blanc immaculé – selon les critères esthétiques habituels du metteur en scène – sert d’écrin au drame vécu par les deux protagonistes principaux. Il mêle dans un syncrétisme très intelligent et plastiquement magnifique les différentes cultures dont l’Alexandrie du IV° siècle est le creuset, l’Egypte, la Grèce, le Christianisme. Dépassant l’anecdotique et l’exotisme de pacotille, il fait de l’espace théâtral le Temple sacré où se joue le destin de deux âmes en souffrance. Reliefs de statuaire antique, avec ces Victoires privées d’ailes, détails de corps humains exaltés par les Grecs sur la cloison de la demeure de Thaïs, perspective de temples égyptiens, de propylées gigantesques, scènes christiques – la Descente de Croix, la Piéta, l’Ascension, véritable Assomption– ou d’inspiration chrétienne avec les signes de croix récurrents que dessinent les lances ou les épées font du récit une épopée grandiose qui s’ouvre sur le mythe. Rien d’abstrait dans la profusion toujours pertinente de symboles et de signes qui nourrissent l’imaginaire du spectateur et l’amènent à interroger la richesse des références et leur sens. Pour un public moins averti, le récit déroule sa splendide progression, avec fluidité, sans temps mort, sans jamais affaiblir la tension ou ternir l’émotion. La beauté et la variété des éclairages, la somptuosité des costumes féminins ou celui de Nicias, la gestuelle des figurants danseurs ou choristes offrent la vision d’un monde déchiré par des pulsions contraires, écartelé entre le goût des plaisirs et l’appel à une existence plus riche de sens, plus engagée spirituellement. Comme l’analyse finement le baryton Tassis Christoyannis dans le magazine du Capitole de Toulouse, la dynamique de cette épopée des âmes « reflète notre propre condition, perpétuellement tiraillée entre des aspirations contradictoires. On pourrait interpréter les deux personnages comme les fragments complémentaires d’une même unité. Leur cheminement conjoint trace une voie vers la plénitude ». La force du spectacle est de nous faire sentir cet itinéraire intérieur par la conjonction de tous les éléments d’une dramaturgie à la fois complexe et lumineuse.

Tassis Christoyannis s’implique totalement dans cette conception. Selon ses propres termes, il privilégie « la dimension spirituelle et la profondeur introspective, plus que la puissance extérieure de l’émission vocale ». On a entendu des Athanäel plus torturés, histrions de leur désir charnel ou de leur fanatisme religieux, plus extérieurs, plus violents. Il suffit d’écouter et de voir la grande scène de « conversion » à l’acte II, l’autorité du propos alliée à une tendresse émue, pour se convaincre de la pertinence d’un choix lyrique et en effet spirituel. Face à lui, la Thaïs de la cantatrice américaine Rachel Willis-Sørensen. La splendide introspection est portée par une voix puissante, lumineuse, dont l’incandescence sait traduire à la fois le triomphe hautain de la séductrice et les illuminations de l’élévation finale. Le ténor Jean-François Borras joint à la hardiesse du port l’éclat d’une voix à la prononciation élégante et châtiée. Comme toujours au Capitole, l’ensemble de la distribution est impeccable. Un orchestre dont Hervé Niquet fait résonner la rutilance et briller les subtilités harmoniques sert les couleurs d’une partition plus complexe et plus riche que l’on n’entend trop souvent.
La plus belle Thaïs que nous ayons vue ouvre avec éclat la saison du Capitole de Toulouse. Le public enthousiaste a imposé aux artistes des saluts innombrables. La joie se mêlait à l’émotion, et c’était très beau. Merci à tous.
Jean Jordy
La présence exceptionnelle dans la salle du baryton de légende que fut Robert Massard, désormais centenaire, prestigieux interprète au disque – et jamais à la scène – du rôle d’Athanaël donnait à cette fête lyrique un surcroit de force émotionnelle. Les trois interprètes principaux ont tenu à la fin de la représentation à venir saluer notre grand artiste.
