Eugène Onéguine au Capitole

Eugène Onéguine au Capitole

Un théâtre de l’intime tellement humain

Direction musicale Patrick Lange. Mise en scène Florent Siaud. Onéguine Stéphane Degout, Tatiana Valentina Fedeneva, Olga Eva Zaïcik, Lenski Bror Magnus Tødenes,  Grémine Andreas Bauer Kanabas, Monsieur Triquet Carl Ghazarossian, Mme Larina Juliette Mars, Filipievna Sophie Pondjiclis, Capitaine / Zaretski Yuri Kissin. Orchestre et chœurs du Théâtre national du Capitole.

Représentation du 01/07/2024

Scénographie 5 *****
Interprétation 5 *****

Eugène Onéguine au Capitole

Le livret de l’opéra de Tchaïkovski inspiré du récit de Pouchkine est (faussement) simple. Un jour à la campagne, la jeune Tatiana tombe amoureuse du dandy Eugène Onéguine qui dédaigne ses avances avec une condescendance moralisatrice. A cause d’un accès excessif d’orgueil jaloux, le poète Lenski, fiancé à Olga, sœur de Tatiana, et ami d’Eugène, provoque en duel Onéguine : ce dernier le tue. Quelques années plus tard, Eugène retrouve Tatiana : elle a épousé un aristocrate. Onéguine éprouve à l’instant pour la jeune femme qui a continué à l’aimer une ardente passion. Mais elle refuse de céder, désespérant le héros. Florent Siaud, le metteur en scène de la nouvelle production toulousaine analyse finement le mécanisme de l’œuvre : « Dans cette horloge détraquée des amours à contretemps que nous décrit l’opéra, chacun est confronté au défilé intérieur de ses pensées, de ses souvenirs, de ses songes ». La force de sa mise en scène est de présenter dans des tableaux splendides la complexité de ces « vies intérieures », et singulièrement celles de deux héros.

Eugène Onéguine
Eugène Onéguine, Théâtre du Capitole, 2024. ©Mirco Magliocca.

Intelligence de la mise en scène

La correspondance de Tchaïkovski en témoigne, quels que soient ses multiples destinataires, ses frères, son élève Tanéiev ou sa mécène Nadedja von Meck : sa joie de composer sur les vers de Pouchkine compensait largement la crainte du statisme du livret. « Peu importe que mon opéra soit peu scénique et manque d’action. Je suis amoureux de l’image de Tatiana, je suis émerveillé par les vers de Pouchkine, et je les mets en musique parce que j’en éprouve l’attrait. » (Tchaïkovski à son frère Modest, 9 juin 1877). L’intelligence de la mise en scène de Florent Siaud est de trouver les moyens les plus efficaces et les plus esthétiques pour dépasser le prétendu statisme et rendre hommage à la poésie de Pouchkine. Il donne à lire quelques vers de l’œuvre originale d’une part et d’autre part crée une scénographie qui dédouble les lieux (intérieur versus extérieur, vie sociale versus nature). Ainsi la forêt omniprésente avec sa riche symbolique (lieu sensuel des songes, du surnaturel, de l’inquiétude, de l’inconscient profond, des désirs inconstants) occupe l’espace supérieur de la scène dont le bas accueille les joies ou les accidents de la vie, les travaux et les jours, les chagrins et les humiliations. Ce double espace permet la fluidité de l’entrée et de la sortie des personnages, très utile pour les deux premiers actes, mais surtout donne une profondeur symbolique aux scènes. Ainsi celle du duel : le chaleureux salon initial est livré au vide et à la neige, aux fracas des armes et de la violence, laissant les êtres ravagés ; la forêt désormais dépouillée accueille la silhouette fervente de Tatiana, comme foudroyée dans ses rêves de bonheur, par le coup de feu fatal. Les costumes à la Tchékov ou à la Tourgueniev dessinent un camaïeu de blanc ou de beige ; les lumières habillent les climats qui sont autant ceux des saisons, que des heures de la journée ou des états de l’âme. L’ensemble pictural fait de la dramaturgie un théâtre de l’intime profondément humain et dramatique auquel l’œil et le cœur sont conviés.

Eugène Onéguine
Eugène Onéguine, Théâtre du Capitole, 2024. ©Mirco Magliocca.

« Où prendrai-je l’artiste qui se rapprocherait un tant soit peu de l’Onéguine idéal, de ce froid dandy imprégné jusqu’à la moelle des os des bonnes manières mondaines » (Lettre du compositeur à Nadedja von Meck du 28 décembre 1877). Stéphane Degout est cet Onéguine idéal, mais en lui donnant une épaisseur psychologique, une souffrance intérieure proche du spleen, et la splendeur d’une voix aux mille couleurs, au légato harmonieux, à l’élégance romantique et mystérieuse. Chacun sait quel admirable récitaliste est le baryton français. Il chante Tchaïkovski comme un lied passionné et c’est de toute beauté. Pouchkine était fasciné et amoureux de son personnage féminin. Il écrit : « La sœur d’Olga s’appelait Tatiana. Pour la première fois, voici que de ce nom je viens sanctifier les pages de ce roman ». Et Tchaïkovski lui a réservé des pages sublimes dont la fameuse lettre. On pourrait juger d’une représentation à la seule aune du traitement de la scène et de son interprétation musicale. Les tendres couleurs dont les lumières nimbent Tatiana, la fusion qui se crée entre la voix de la soprano, la frémissante Valentina Fedeneva et un orchestre affectueux, fluide et passionné, l’élan final vers la lumière de l’aube, promesse candide de bonheur, le rythme et l’harmonie de ces instants magiques signeraient à eux seuls la qualité d’une production magnifique.

Eugène Onéguine
Eugène Onéguine, Théâtre du Capitole, 2024. ©Mirco Magliocca.

Lecture musicale fraiche et ardente

La soprano ukrainienne connait sur le bout du cœur le rôle de Tatiana. Vibrante, elle en offre une lecture musicale fraiche et ardente, intelligente et passionnée : sa voix rayonne de force et de lumière.  La scène finale entre les deux héros qui sont passés à côté l’un de l’autre se colore des lueurs mordorées des lustres descendus comme un crépuscule. La confrontation est à la fois duel et duo et chaque interprète sait par son art de la scène et du chant manifester la tension intérieure et la vérité intime de leurs personnages. Le travail théâtral construit par Florent Siaud, la fièvre d’un orchestre conduit avec maestria par Patrick Lange fait de cet ultime moment du drame l’aboutissement et le sommet de la représentation, provoquant une ovation émue. Le Lenski du ténor norvégien Bror Magnus Tødenes émeut tout autant dans sa déclaration d’amour à Olga et dans un « Kouda Kouda » délivré avec une mélancolie résignée. L’Olga printanière d’ Eva Zaïcik, mezzo à la voix de miel, le Prince Grémine somptueux d’Andreas Bauer Kanabas complètent une distribution sans faille. L’art de Directeur du Capitole pour construire ses castings n’est pas le moindre atout des productions toulousaines. Il s’appuie sur des Chœurs toujours au rendez-vous de la cohésion et de la richesse vocale, sur un orchestre qui marie couleurs individuelles et harmonie d’ensemble, et aujourd’hui un chef Patrick Lange dont on découvre avec bonheur la générosité, l’écoute, la joie complice de participer à cette entreprise collective, dont les talents conjugués signent la réussite. Un spectacle dont on n’oubliera pas les beautés visuelles, théâtrales et musicales.

Jean Jordy

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Jean Jordy

REVIEWER

Jean Jordy, professeur de Lettres Classiques, amateur d'opéra et de chant lyrique depuis l'enfance. Critique musical sur plusieurs sites français, il aime Mozart, Debussy, Rameau, Verdi, Britten, Debussy, et tout le spectacle vivant.

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Kersten van den Berg
Kersten van den Berg
4 mois il y a

Merci Monsieur Jordy. Rien qu’en lisant ce compte rendu étoilé on se sent réconforté comme si l’on y avait assisté!