Simon Boccanegra à Paris
Le port de l’angoisse
Melodramma en un prologue et trois actes sur un livret de Francesco Maria Piave et Arrigo Boito, créé (dans sa seconde version) à la Scala de Milan le 24 mars 1881.
Huit représentations du 12 mars au 3 avril, à l’Opéra de Paris Bastille.
Direction musicale : Thomas Hengelbrock
Mise en scène : Calixto Bieito
Simon Boccanegra : Ludovic Tézier
Amelia Grimaldi/Maria Boccanegra : Nicole Car
Jacopo Fiesco : Mika Kares
Gabriele Adorno : Charles Castronovo
Paolo Albiani : Etienne Dupuis
Pietro : Alejandro Balinas Vieites
Chœur et Orchestre de l’Opéra de Paris
Musique : 4****
Scénographie : 2**
Simon Boccanegra à Paris
La mise en scène de Calixto Bieito ne s’est guère bonifiée, depuis qu’a été créée cette production, en 2018, mais le public, qui cette fois ne l’a pas huée, paraît s’y être habituée.
Le scénographe espagnol nous introduit d’emblée dans un climat de film noir, avec une scène plongée dans les ténèbres, dominée par l’énorme carcasse d’un cargo (tenant du vaisseau spatial), vue en coupe (façon baleine naturalisée), qui servira aussi de praticable et ne cessera d’avancer, reculer, tourner lentement au fil de la représentation. Le dispositif, simple et monumental, permet d’évoquer à peu de frais les changements de décors, sans pour autant contribuer à éclairer une intrigue des plus tortueuses. La logique de ces mouvements manque d’évidence ; ils tendent à distraire de la musique, quand ils n’embarrassent pas les interprètes dont les entrées et sorties ne sont guère plus lisibles.
Les projections de photos ou de vidéos en noir et blanc animant le fond de scène (gros plans sur le regard du doge, sur un visage de femme, homme d’affaire s’habillant de pied en cap, etc.) accentuent la nature cinématographique du spectacle sans, une fois encore, apporter grand-chose à sa signification. Faut-il imaginer, par exemple, que ce corps féminin recouvert par des rats ( !) représente l’inconscient torturé de Boccanegra – ou celui de Bieito lui-même ? La noirceur du propos est illustrée par l’agonie de Maria, l’épouse de Simone, au pied de son père Fiesco (dès lors, son fantôme hantera le plateau), puis par l’exécution de Paolo, qu’égorge son complice Pietro. Mais ces images cruellement évocatrices ne sont jamais relayées par une réelle direction d’acteurs : on passe son temps à ôter ou remettre son veston, à essuyer ses lunettes ou à jouer de son inhalateur… Enfin, à la brutalité des éclairages au néon, parfois aveuglants, on préfère le camaïeu des costumes, évoquant, peut-être, les années de plomb italiennes : un milieu interlope où condottiere argenté, chefs mafieux et syndicats de dockers s’affrontent.
Drôle d’idée d’avoir confié la direction orchestrale à un Thomas Hengelbrock dont les affinités avec Verdi n’ont jamais sauté aux oreilles. Excessivement lente et hachée, sa battue tend à plomber une partition dont le compositeur lui-même craignait qu’elle ne fût « triste et monotone ». Les échappées impressionnistes (comme le prélude de l’Acte I) s’étiolent, les mélodies se fragmentent (Fiesco doit plusieurs fois reprendre son souffle durant « Il lacerato spirito »). Admettons cependant que cette vision s’avère en adéquation avec la scénographie et que les climax dramatiques (finale du premier acte, trio du deuxième, quatuor du troisième) se voient puissamment soutenus, d’autant que les deux derniers actes sont donnés sans césure – ce qui, musicalement, semble d’ailleurs s’imposer.
Ce sont donc à nouveau les chanteurs qui transfigurent la soirée. Avec son timbre fauve, sa voix large, sa diction mordante, sa respiration océanique et son cantabile éperdu (sublimes, les ariosos « Piango su voi » et « Oh refrigerio ! »), qui paraît s’intensifier, se nuancer à l’infini, Ludovic Tézier domine toutes les facettes de l’un des plus grands rôles de baryton du répertoire. Si l’on entend encore quelques notes « en arrière » lors de son duo avec Amelia et si, au prologue, l’acteur cherche ses marques, il se libère, s’étoffe, semble grandir et mûrir au long de la soirée, sans signe de fatigue, composant une figure aussi complexe que touchante. Nicole Car ne lui cède en rien, et l’on n’avait jamais remarqué à quel point Amelia/Maria sert de fondement et de moteur aux principales envolées du drame. Ce n’est certes pas une petite orpheline malmenée que nous voyons ici, mais une femme décidée, dont les sentiments n’entravent pas la capacité d’action. Le timbre n’est pas des plus pulpeux et quelques aigus trop hauts lui échappent à l’Acte II ; mais quel art de belcantiste, quel sens de la ligne, quelle tessiture (parfaitement homogène) et quelle puissance dynamique ! Lui aussi rompu au bel canto, Charles Castronovo parvient à transcender son rôle, pâle du point de vue dramatique, harassant du point de vue vocal, trouvant la vaillance nécessaire à son aria et au trio qui suit sans abuser des sanglots. Basse ténébreuse, un rien brumeuse, venue de Finlande, Mika Kares incarne un Fiesco plus jeune et redoutable qu’il n’est d’usage, se bonifiant lui aussi en cours de représentation, jusqu’à un « Delle faci festanti » proprement halluciné. Le baryton percutant aux aigus dardés d’Etienne Dupuis semble peut-être trop « joli » pour l’infâme Paolo mais il renouvelle notre vision du personnage, conçu ici comme une prémonition de Iago. Un excellent Pietro et un chœur de l’Opéra dans une forme olympique (magnifiques interventions en coulisses !) complètent cette distribution sans faille, qui a reçu une ovation méritée.
Lecture très agréable, comme toujours, M. Rouvière.
La mise en scène de Calixto Bieito ne s
est guère bonifiée, depuis qua été créée cette production, en 2018, mais le public, qui cette fois ne l
a pas huée, paraît sy être habituée
. « Mon poison opère ». (Iago)