Pelléas et Mélisande
A Toulouse, un Pelléas et Mélisande intègre,
austère et mystérieux.
Direction musicale Leo Hussain, Mise en scène et scénographie Éric Ruf, Pelléas Marc Mauillon, Mélisande Victoire Bunel, Golaud Tassis Christoyannis, Geneviève Janina Baechle, Arkel Franz-Josef Selig, Un Médecin Christian Tréguier, Yniold Anne Sophie Petit, Le Berger Bruno Vincent, Orchestre national du Capitole, Chœur de l’Opéra national du Capitole.
Représentation du 21/05/2024
Scénographie 4 ****
Interprétation 4 ****
On peut aller voir Pelléas comme on se rend à une cérémonie. Un rendez-vous secret et intime avec un chef d’œuvre dont le mystère et la puissance nous saisissent à chaque fois. Et cela, quel que soit – ou presque – le parti pris dramaturgique, tant la partition se révèle riche et prenante. Depuis le Pelléas de Bob Wilson applaudi à Bastille en 2017 et celui, vu en replay, de Katy Mitchell à Aix en 2016 nous attendions avec impatience la vision, retardée pour cause COVID, d’Eric Ruf, administrateur général de la Comédie française, comédien, dramaturge. Loin de décevoir, cette perception très sombre – au premier sens du terme – saisit par sa poésie et sa noirceur.
Pelléas et Mélisande, comme Tristan et Ysolde, Roméo et Juliette, présente dans une alliance sémantique entre deux êtres, un couple dont l’amour partagé est voué à l’échec. Golaud, chasseur égaré, rencontre dans une forêt la triste Mélisande, venue d’on ne sait-où. Il l’épouse et la conduit dans le royaume d’Allemonde que gouverne son grand père Arkel. Son frère Pelléas et la jeune femme noueront une passion triste. Les soupçons, la jalousie, la découverte de cette relation conduiront Golaud à tuer Pelléas. Plus tard, Mélisande qui vient d’accoucher mourra, laissant Golaud désemparé de ne pas savoir « la vérité » de ce qui s’est vraiment passé entre les deux amoureux.
Connait-on ouverture plus riche sémantiquement, symboliquement, que le monologue initial de Golaud, le chasseur qui a perdu sa proie et sa voie ? Elle multiplie les thèmes : la forêt, l’eau de la fontaine, les pleurs, le sang de la bête blessée, l’homme égaré, la femme venue de nulle part. Dès les premières répliques du dialogue, se multiplient les motifs du mal, de la fuite, du corps refusé (« Ne me touchez pas ! » , implore Mélisande à plusieurs reprises), du passé occulté, de la parole silencieuse, de la fascination aussi pour la beauté, comme un rayon de lumière dans cette pénombre crépusculaire. Cette surabondance de signes, loin d’éclairer la situation ou le récit, fait surgir un univers opaque dans lequel les personnages vont s’engluer, ou pour prendre la métaphore du filet qui surplombe la scène, vont se laisser prendre. Les mots ici loin de dissiper les malentendus, de trouer l’obscurité créent un dialogue elliptique où s’insinuent le mystère et le drame. Avec un sens aigu de la scénographie et une grande justesse de vision, Eric Ruf fait du royaume d’Allemonde un espace cerné par une paroi de béton brut, brutal, qui s’élève tels un donjon ou les hauts murs d’un entrepôt marin. L’illumine par brefs instants, tel un phare, tel un feu, la pâle figure de Mélisande et sa chevelure rousse, apparition somptueuse d’un Klimt éblouissant pour une scène du balcon irradiante. Trois Nornes des légendes nordiques rythment par leur apparition silencieuse les moments douloureux ou périlleux du drame. Le traverse les silhouettes lentes et asthéniques de héros empêchés. Ils glissent, sinon hagards, du moins sans but précis, comme rétrécis, victimes d’un royaume humide qui peu à peu les engloutit.
Souplesse de la ligne musicale, couleurs infinies, irisations orchestrales installent un climat frémissant. Les embryons de phrases prennent leur temps pour se développer, comme à tâtons, et le chant, retrouvant le recitar cantando originel, laisse s’exprimer, comme malgré lui, des secrets enfouis, des craintes inavouées, des pulsions cachées, des colères longtemps tues, des passions qui affleurent. L’harmonie entre l’Orchestre du Capitole ruisselant ou dramatique conduit par Léo Hussain, chef britannique féru de musique française, et les interprètes lyriques est totale. Concentrons-nous sur les trois héros de cette histoire froide et noire. La Mélisande claire et limpide de la mezzo Victoire Buel, qu’habille en princesse lointaine les riches atours du grand couturier Christian Lacroix, est tour à tour farouche, presque sauvage, calme, presque languide, innocente quoique secrète. Marc Mauillon chante superbement un Pelléas, dont on sent la fougue et l’élan interdits par un pesant « surmoi ». Le Golaud, si humain, si banalement humain de Tassis Christoyannis, le plus français des chanteurs grecs, francophile qui chante avec quelle beauté la mélodie française, est magnifique de présence et de profondeur psychologique. Le trio tragique fonctionne en une belle fusion tant dramatique que lyrique.
Eric Ruf signe une production dont l’austérité sait se parer des visions à la Klimt de la femme mystérieuse. Et le public accueille avec chaleur une représentation cohérente interprétée avec justesse et poésie.