Don Quichotte

DON QUICHOTTE

Don Quichotte de Massenet à l’Opéra de Paris
« Un vagabond inondé de tendresse »

Direction musicale Patrick Fournillier, mise en scène Damiano Michieletto.
Christian Van Horn Don Quichotte, Gaëlle Arquez Dulcinée, Étienne Dupuis Sancho, Emy Gazeilles Pedro, Marine Chagnon Garcias, Samy Camps Rodriguez, Nicholas Jones Juan, Young-Woo Kim un serviteur, Hyunsik Zee un serviteur

Opéra Bastille Paris. Représentation du 26/05/2024

Scénographie 4 ****
Interprétation 5 *****

Alerte

Les photos parlent d’elles-mêmes et pourraient inquiéter ou irriter les lecteurs assidus d’Opéra Gazet. Point de moulins à vent, point d’armure et de lance, point de Rossinante. Pire encore, une transposition temporelle moderne, actuelle, de l’épopée burlesque de Cervantès. L’élégant décor de living contemporain ouvrant sur cuisine et salle d’eau remplace les plaines de la Mancha, et les costumes seventies ou d’un quotidien prosaïque (le héros est en pantoufles) se substituent au folklore attendu d’une cuirasse de Chevalier errant et d’espagnolades bariolées. Mais très vite le spectateur entre dans le jeu qui se révèle intelligent, profond, esthétiquement superbe, dramatiquement remarquable. Et l’accueil enthousiaste d’un public très mélangé témoigne du succès mérité d’une entreprise qui s’avère une réflexion subtile sur le sens contemporain d’une œuvre et d’un mythe. Et quelle belle interprétation musicale !

Don Quichotte
Don Quichotte. Opéra national de Paris, 2023-2024. ©Emilie Brouchon - OnP

« Un vagabond inondé de tendresse »

L’opéra de Massenet, « comédie héroïque » créée en 1910 par Chaliapine dans le rôle-titre, est lui-même une adaptation d’une pièce inventive de Jacques Lorrain par le librettiste Henri Cain : chacun se permet des modifications par rapport au récit héroïco-comique de Cervantès. Ainsi le rôle de Dulcinée est notablement transformé ; l’épisode du collier dérobé par des brigands et récupéré par Don Quichotte est ajouté… Qui est ce nouveau Don Quichotte ? Un écrivain sans doute, un idéaliste toujours, un amoureux des livres, un rêveur qui cherche dans l’alcool et les médicaments l’oubli de la bêtise, de la médiocrité, de la lâcheté des hommes, de la rouerie des femmes, un être bon, honnête, qui croit profondément à la possible conversion des méchants à l’amour, à la tolérance, à la paix, « un vagabond inondé de tendresse » (livret), un humaniste blessé et déchirant. Sa présence au monde est générosité, altruisme, résilience. Du fond de sa mémoire, apparaissent les fantômes d’épisodes passés, des humiliations subies, des sarcasmes endurés, mais aussi des rares moments de fusion et d’émotions. Magiquement, avec un sens de la scène sûr, surgissent du canapé, des murs, de la bibliothèque, des dessous du théâtre, les prétendants de Dulcinée, les voleurs, les belles enjôleuses, tout un peuple qui emprunte aux années 60 ou aux silhouettes de flamenco leurs couleurs ou leur uniforme noir. Derrière les murs du salon vert amande s’ouvre le splendide couloir du temps, qui enroule son somptueux vestibule pour accueillir le chœur d’une folle jeunesse enfuie. De rares vidéos ouvrent la boite à souvenirs de l’adolescence, où sur une balançoire s’envole une Dulcinée en allée. Les chevaux de bois d’un manège enfantin – clin d’œil poétique aux montures des héros de Cervantès – transportent le héros dans « le vert paradis des amours enfantines » cher à Baudelaire. Le merveilleux vainc le prosaïsme, le rêve et l’imagination métamorphosent l’humble et banale réalité et plongent le spectateur dans les méandres harmonieux d’une mémoire réveillée. C’est très beau. Confiance en l‘amour, foi dans les pouvoirs du rêve et de la création, tel est ce que célèbre cette vision signée Damiano Michieletto et son équipe (décors, costumes, lumières, vidéo). Et l’épisode – fort bref chez Massenet – des moulins à vent, direz-vous ? Dans la même veine, se crée une fantasmagorie où le héros se joue d’un ballet virevoltant d’une mémoire dérangée.

Don Quichotte
Don Quichotte. Opéra national de Paris, 2023-2024. ©Emilie Brouchon - OnP

Quand on parle de cet opéra, on ne souligne pas suffisamment la force poétique de son dialogue. Nous pourrions en donner cent exemples. Ceci : « Avec amour, avec une chaude tendresse / Je voudrais que la joie embaumât les chemins, / La bonté le cœur des humains, / Qu’un éternel soleil illuminât les plaines, / heureux et calme / Que les bois éventés par de fraîches haleines / N’eussent que des parfums et des fruits savoureux, / Des ruisseaux chantant clair, et que tout fût heureux ! ». Ou encore : « Je vous offre un château sur le Guadalquivir, / Les jours y passeront duvetés de tendresses, / Parfumés d’idéal et fleuris de caresses ». Ou enfin : « O toi dont les bras nus sont plus frais que la mousse, / Laisse-moi te parler / De ma voix la plus douce…/ Avant de te quitter. »

Don Quichotte
Don Quichotte. Opéra national de Paris, 2023-2024. ©Emilie Brouchon - OnP

Christian Van Horn :  un grand Don Quichotte

Ces quelques citations, que certains trouveront mièvres et désuètes, donnent à entendre déjà la musique de Massenet. Elle est d’un lyrisme discret, sans « grand air » qui s’inscrive dans la tête, mais son charme est certain. Servie par un Orchestre de l’Opéra de Paris qui respire à ses rythmes, elle s’épanouit sous la baguette experte Patrick Fournillier, grand spécialiste du compositeur. Pas un temps mort, des couleurs, des demi-teintes, une souplesse, un sens de l’action dramatique, une réussite exemplaire. Christian Van Horn est un grand Don Quichotte qui restitue en profondeur la noblesse d’un cœur blessé et qui pardonne, un Cyrano dont l’héroïsme est dans l’amour, dans l’espérance et la charité – vertus chrétiennes dont le compositeur se fait ici le chantre -. La voix est harmonieuse, pleine et chaude, l’articulation de la langue sans reproche. Gaëlle Arquez – timbre charnu de fruit mur, élégance de la ligne vocale, présence capiteuse – fait de Dulcinée un personnage complexe, lasse des amours de peu de foi, fascinée peu à peu par la tendresse passionnée de son étrange amant. Etienne Dupuis basse bouffe engagé, émerveille en Sancho dont il fait un Leporello tout à la fois besogneux et grandiose, valet empressé et compagnon compatissant. Ce trio magnifique est entouré d’une équipe prometteuse et compétente de jeunes chanteurs membres de la Troupe lyrique de l’Opéra de Paris. Tous les interprètes, dont des chœurs somptueux, bénéficient d’une direction d’acteurs exemplaire, mêlant sans confusion le temps des souvenirs et celui du présent avec un sens très sûr de l’occupation du vaste espace scénique.

Une très belle réalisation qu’on reverra avec plaisir dans les saisons à venir.

Jean Jordy

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Jean Jordy

REVIEWER

Jean Jordy, professeur de Lettres Classiques, amateur d'opéra et de chant lyrique depuis l'enfance. Critique musical sur plusieurs sites français, il aime Mozart, Debussy, Rameau, Verdi, Britten, Debussy, et tout le spectacle vivant.

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