« Armide est encore plus aimable qu’elle n’est redoutable »
ARMIDE, Drame héroïque en cinq actes de Christoph Willibald Gluck, livret de Philippe Quinault, créé le 23 septembre 1777 à l’Académie royale de Musique. Six représentations du 5 au 15 novembre 2022, à l’Opéra comique.
Direction musicale : Christophe Rousset
Mise en scène : Lilo Baur
Armide : Véronique Gens
Renaud : Ian Bostridge
Hidraot : Edwin Crossley-Mercer
La Haine : Anaïc Morel
Aronte/Ubalde : Philippe Estèphe
Artémidore/le Chevalier danois : Enguerrand de Hys
Sidonie/Mélisse/une Bergère : Florie Valiquette
Phénice/Lucinde/un Plaisir/une Naïade : Apolline Raï-Westphal
Pianoforte : Brigitte Clair
Chœur : Les éléments
Orchestre : Les Talens lyriques
Musique : 4****
Scénographie : 1*
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Si le succès de Lakmé, titre « populaire » qui ouvrait la saison de l’Opéra comique, ne faisait guère de doute, celui d’Armide était moins certain et on craignait les résultats de la billetterie. Vaine crainte : en cette seconde représentation, la salle est combe. Peut-être le bouche à oreille a-t-il fonctionné depuis la première ?
Gageons que le public n’est pas venu pour le spectacle de Lilo Baur, troussé à l’économie et résolument illustratif. Côté esthétique, il se distingue par son caractère hétéroclite, certains éléments bienvenus (la résille « façon Mucem » de l’Acte I, l’arbre mort des actes suivants, le costume de la Haine, fait de libelles et de pamphlets sans doute hargneux, qui a le défaut de trop rappeler celui de la Folie dans la Platée de Laurent Pelly) en côtoyant d’autres plus discutables (les coiffures, les habits dépenaillés des démons, les néons, qu’on espérait enterrés avec les années 1980). Soignée en ce qui concerne le jeu des protagonistes, la direction d’acteurs ne se distingue pas, ailleurs, pour son originalité – et quelle mauvaise idée de faire chanter à Renaud son sublime monologue au sein d’une foule aux bras levés !
Quant à la chorégraphie, limitée aux entrechats banals de trois danseurs, mieux vaut l’oublier… Joli moment, en revanche, que la fin de l’Acte II, qui voit les hésitations d’Armide dupliquées par des mimes.
Côté chant, les satisfactions sont plus nombreuses. Edwin Crossley-Mercer offre un Hidraot racé, plein de morgue, parfois un peu tonitruant mais qui sait opportunément laisser affleurer les composantes « bouffes » de sa partie. Dans le même genre de rôles féroces, la Haine percutante et vipérine à souhait d’Anaïc Morel (crâne rasé constellé de taches d’encre) génère un réel frisson. Côté charme, on peut compter sur Florie Valiquette et Apolline Raï-Westphal, qui, passées les premières scènes où elles campent les suivantes d’Armide avec des timbres de sopranos agréablement contrastés mais aussi quelques acidités, déploient tout leur lyrisme en Bergère et en Plaisir. Quant au ténor Enguerrand de Hys et au baryton Philippe Estèphe, ils incarnent avec tonus et une belle santé vocale ces Dupont-Dupond de la chevalerie que sont Ubalde et le Chevalier danois.
Le choix de Ian Bostridge pour Renaud se discute davantage : à son entrée, son émission pointue, son français embarrassé et son habituelle tendance à sur-articuler la phrase musicale nous gênent passablement, avant que son legato de hautbois ne nous enchante dans « Plus j’observe ces lieux ». Le hautbois est-il fait pour se marier au violoncelle ?
C’est un peu la question que l’on se pose lors du duo d’Armide et Renaud, à l’Acte V – tant l’émission droite et métallique du ténor contraste avec le chant soyeux et enveloppant de la soprano. Certes nous avons parfois l’impression d’assister au mariage de la carpe et du lapin : mais c’est exactement ce que conte le livret et, en définitive, la magie opère…
Il faut dire que Véronique Gens transcende le rôle d’Armide, dans lequel elle semble se draper sans effort, en dépit de ses difficultés et de sa longueur. On ne sait que louer d’abord, de son élocution parfaite et jamais artificielle, de son médium charnu, de son aisance à habiter une tessiture hybride, de sa ligne de chant épanouie ou même de son jeu, fin et senti, qui s’est fort libéré, depuis ses jeunes ans. Si son souci excessif de la justesse et de la maîtrise vocale (son péché d’autrefois, atténué désormais) limite son panel de couleurs dans « Enfin il est en ma puissance », son Acte III tout entier est prodigieux et ses scènes finales avec Renaud d’une grandeur vraiment racinienne.
Elle reçoit une ovation méritée, en même temps que l’autre grand triomphateur de la soirée : l’ensemble Les éléments, chœur incroyablement ductile, chaleureux, dont les articulations et la rythmique précises n’entravent jamais l’incarnation – bravo !
On sera plus réservé sur Les Talens lyriques, toujours un peu raides, dont les cordes gagnent en précision au fil de la soirée (beau début de l’Acte IV) mais dont l’harmonie, dans les scènes d’enchantement de l’Acte II, manque de suavité. Il est vrai qu’à son habitude, Christophe Rousset semble davantage à son aise dans les passages belliqueux que lors des moments de lyrisme, figés, manquant d’envol (« La chaine de l’hymen m’étonne » ; « Allez, éloignez-vous de moi » ; Siciliano) – et pourquoi la chaconne de l’Acte V, censée délasser Renaud, reste-t-elle si constamment militaire ? Mais le chef sait entretenir la tension dramatique, galvaniser ses troupes aux moments-clés et conférer toute leur éloquence aux passages les plus « français », les plus déclamatoires.
La partition dense de Gluck, faite pour conquérir et pour provoquer à la fois sa patrie d’adoption (quel présomptueux, cet Allemand qui veut se mesurer à Lully !) n’est pas d’un abord facile : au terme de cette lecture pleine de feu, elle semble avoir définitivement… envoûté le public de l’Opéra comique.