26 février 2023, Opéra de Paris : Lucia chez Charcot
Lucia di Lamermoor. Dramma tragico en trois actes sur un livret de Salvatore Cammarano, créé en 1835. Huit représentations, du 18 février au 10 mars 2023 à l’Opéra de Paris-Bastille.
Lucia : Brenda Rae ; Edgardo : Javier Camarena ; Enrico : Mattia Olivieri ; Arturo : Thomas Bettinger ; Raimondo : Adam Palka ; Alisa : Julie Pasturaud ; Normanno : Éric Huchet ; Direction musicale : Aziz Shokhakimov ; Mise en scène : Andrei Serban ; Décors et costumes : William Dudley ; Cheffe des chœurs : Ching-Lien Wu ; Lumières : Guido Levi.
Musique : 4****
Scénographie : 3***
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Prison, cirque, gymnase, caserne?
Nous n’avions guère goûté cette production, lors de la création, en 1995 (voilà qui ne nous rajeunit guère !), malgré June Anderson et Roberto Alagna. Et la scène d’ouverture donne d’abord raison à nos mauvais souvenirs : que viennent faire ces haltérophiles, trapézistes et autres forts des Halles (qui reviendront, plus nombreux et plus gratuits encore, au début de l’Acte III) ? Sommes-nous dans une prison, un cirque, un gymnase, une caserne ?
Il nous faut consulter le programme pour comprendre qu’Andrei Serban reproduit ici l’amphithéâtre de La Salpêtrière où, à la fin du XIX° siècle, la bonne société venait contempler le spectacle des démentes domptées par le neurologue Jean-Martin Charcot. Folie, hystérie : ah mais oui, bien sûr, c’est Lucia…
N’ironisons pas davantage sur le propos psychanalytique du metteur en scène pour apprécier plutôt, par la suite, une direction d’acteurs finaude : dès son entrée, Lucie (sans doute émoustillée par tous ces hommes) paraît passablement exaltée et les étapes de son égarement, scrutées par d’impitoyables spectateurs en frac, se voient justement corrélées à la pression sociale – la façon dont on maquille et habille de force la fiancée marque l’imagination.
Ajoutons que certaines scènes de foule, comme la triomphale entrée d’Arturo, sont bien menées, que l’hémicycle scénographique renvoie idéalement les voix et que les portiques de gymnastique renversés créent de belles ombres, propres à évoquer le cimetière final, pour conclure que, toute artificielle qu’elle soit, cette mise en scène a été habilement actualisée.
Elle réclame néanmoins des interprètes d’évidents dons d’acteurs – dont Brenda Rae, interprète magnétique, ne manque pas : engagée corps et âme dans ce marathon, elle se plie à toutes les contorsions sans cesser de veiller sur sa ligne. Certes, le timbre, plutôt monochrome, n’a rien de méditerranéen et cette interprétation gazouillante (agrémentée de moult contre-notes et de la longue cadence avec flûte probablement ajoutée par Nelly Melba en 1889) va à l’encontre de la tradition initiée par Maria Callas. Mais quel magnifique legato, quel phrasé, quelle maîtrise de la dynamique et quels ravissants pianissimi ! Le public en redemande…
À cette Lucie translucide il ne fallait pas un amoureux trop corsé, ce qui rend compréhensible le choix de Javier Camarena – lequel ne nous a guère convaincu dans son récent disque entièrement consacré à Donizetti, Signor Gaetano (chez Pentatone). Sur la vaste scène de la Bastille, il fait cependant valoir une vaillante projection, une émission saine, une excellente diction, et si cet Edgardo ressemble trop à Elvino ou à Nemorino, son timbre clair convient au personnage naïf qu’il incarne (avec quelque maladresse).
Ouvrant le bal, si l’on, peut dire, son ennemi Enrico s’impose à l’inverse par sa morgue, sa façon autoritaire d’occuper l’espace: voix fauve, chaude et virile, interprétation mordante, parfois trop tentée par les décibels, le jeune Mattia Olivieri, pour ses débuts in loco, campe un parfait macho toxique.
Félicitons la plupart des seconds rôles : rayonnant Arturo de Thomas Bettinger (qui n’a pas l’air de se douter de ce qui l’attend), Normanno délicieusement venimeux d’Éric Huchet, solide Alisa de Julie Pasturaud… Seul le Raimondo bougonnant et tubé d’Adam Palka déçoit. Notons que son air a été conservé, à l’inverse du duo ténor/baryton de l’Acte III et de la reprise de plusieurs cabalettes.
Très juvénile d’apparence, le chef ouzbek Aziz Shokhakimov (né en 1988) faisait aussi ses débuts à l’Opéra de Paris. Débuts prometteurs, sa direction se caractérisant par sa sensibilité, sa superbe respiration (il n’est pas donné à tous de respirer avec les chanteurs), son élasticité rythmique et son respect des nuances. On lui reprochera seulement quelques lenteurs et une trop grande propension au rubato – dès lors que la diva chante… Tandis que le chœur de l’Opéra reste fidèle à son excellente réputation, l’orchestre en revanche (avec des cors qui détonent plus qu’il n’est permis) paraît assez raide et peu concerné par l’univers du mélodrame italien.
Admettons que cet univers ne s’adapte pas aisément aux dimensions de l’Opéra-Bastille. Si nos goûts personnels nous porteraient vers une Lucia di Lamermoor confiée à des voix plus sombres dans un écrin plus confidentiel, saluons la cohérence de cette reprise, un peu kitsch, mais efficace.