La Khovantchina à Paris
Après Boris Godounov, Moussorgski continue d’explorer et d’interroger l’histoire de la Russie. Il s’inspire, pour cet opéra, de la Révolte de Moscou de 1682, année où Pierre le Grand est sacré tsar. Alors que celui-ci souhaite réformer la Russie, il se heurte aux résistances de la noblesse et de l’église, la première conduite par le Prince Ivan Khovanski, la deuxième par les Vieux‑Croyants et leur chef Dosifei. À cette histoire tragique, Moussorgski a donné la musique la plus fascinante qui soit, sombre et envoûtante, semblant venir du fond des âges. La mise en scène d’Andrei Serban nous plonge dans la Russie féodale du XVIIe siècle avec ses costumes flamboyants et ses décors monumentaux..
Vu le 30 janvier 2021 par Olivier Rouvière.
Musique : Modeste Moussorgski (1839-1881)
Livret : Modeste Moussorgski, Vladimir Stassov
Orchestration : Dmitri Chostakovitch
Direction musicale : Hartmut Haenchen
Mise en scène : Andrei Șerban
Cheffe des Chœurs : Ching-Lien Wu
Orchestre et Choeurs de l’Opéra national de Paris
Maîtrise des Hauts-de-Seine / Choeur d’enfants de l’Opéra national de Paris
Prince Ivan Khovanski : Dimitry Ivashchenko
Prince Andrei Khovanski : Sergei Skorokhodov
Prince Vassili Golitsine : John Daszak
Chakloviti : Evgeny Nikitin
Dosifei : Dmitry Belosseslkiy
Marfa : Anita Rachvelishvili
Susanna : Carole Wilson
Le Clerc : Gerhard Siegel
Emma : Anush Hovhannisyan
Varsonofiev : Wojtek Smilek
Kouzka : Vasily Efimov
Strechniev : Tomasz Kumiega
Premier Strelets : Volodymyr Tyshkov
Deuxième Strelets : Alexander Milev
Un confident de Golitsine : Fernando Velasquez
Musique : 2*
Scénographie : 2*
L’enterrement des Khovanski
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Moussorgski débuta la composition de La Khovantchina dès 1872, alors qu’il travaillait à la seconde version de Boris Godounov, mais son décès prématuré, en 1881 (à 42 ans) laissa l’ouvrage inachevé : il n’y manquait que les conclusions des Actes II et V, mais la partition n’était pas orchestrée. Rimski-Korsakov réalisa une première orchestration qui en permit la création par une troupe d’amateurs, en 1886 – ce faisant, il se permit de réviser largement l’opus de son ami. D’autres versions plus scrupuleuses virent ensuite le jour, dont la plus usitée aujourd’hui, celle de Chostakovitch (1960), ne résout pas tous les problèmes. En dépit de ces avanies, La Khovantchina est devenue pour les Russes une œuvre plus emblématique encore que Boris, peut-être parce qu’il s’agit d’un drame choral brossant, non le destin d’un protagoniste, mais le devenir d’un peuple. Si Boris tirait sa matière d’une pièce de Pouchkine, La Khovantchina se passe de modèle littéraire : Moussorgski en rédigea lui-même le livret à partir d’une multitude de sources. Rapprochant des événements ayant occupé une période de sept ans (de 1682, date de l’exécution de Khovanski, à 1689, qui voit l’exil de Golitsine), il renonça à centrer l’action sur un seul personnage au profit d’une chronique à l’éparpillement très moderne.
Que raconte La Khovantchina ? Sans jamais mettre le (futur) tsar en scène, elle donne à voir l’émancipation Pierre le Grand, alors mineur, qui compte ouvrir la Russie au monde occidental, après avoir arraché le pouvoir à sa demi-sœur, la régente Sophie. Contre cette tendance réformiste s’élèvent les princes Ivan Khovanski, chef des streltsy (mousquetaires) et Vassili Golitsine (amant de Sophie), ainsi que le prédicateur Dosifei, à la tête des Vieux-Croyants, qui refusent la simplification du rite orthodoxe. La Vieille-Croyante Marfa, éprise d’Andrei, le fils d’Ivan, fait le lien entre ces autocrates qui échouent à s’unir et finissent très mal : dénoncés par le boyard Chakloviti, Khovanski est assassiné, Golitsine exilé et les Vieux-Croyants s’immolent parle feu dans leur monastère.
Si nous avons ainsi résumé les propos et l’historique de l’opéra, c’est afin de faire sentir son importance pour son pays d’origine et la difficulté à le monter chez nous : en dépit de quelques réussites (le spectacle viennois de 1989, dirigé par Abbado), La Khovantchina ne connaît toujours pas en France la popularité que mérite sa prodigieuse musique – plus facile d’accès, entre parenthèses, que celle de Boris, puisque Moussorgski y fait davantage de concessions aux « formes closes » (prédiction et chanson de Marfa, airs de Chakloviti et Dosifei, danses persanes, etc.).
C’est pourquoi la première production intégrale de l’œuvre par l’Opéra de Paris, confiée à Andrei Serban en 2001, était très attendue. Hélas, déjà poussiéreuse à sa création, elle ne s’est pas bonifiée en vingt ans ! Certes, Serban respecte plus ou moins le contexte historique, évoqué par les costumes. Mais, engoncée dans des décors pseudo-symboliques (la proue rocheuse de l’Acte I et le fond de scène noir et blanc de l’Acte II sont fort laids, et, en outre, mal éclairés), sa scénographie se perd en gesticulations creuses – à tout propos, on défile en brandissant des oriflammes ou des icones, et les Vieux-Croyants minaudent comme des geishas en se faisant griller devant une rampe de feux d’artifice -, sans doute destinées à tirer l’ouvrage du côté du « grand opéra à la française ». Les passages intimes, notamment la dispute des princes au second acte, sont mieux réussis, mais la fluidité de la partition se perd sur la vaste scène de Bastille.
Le statisme du résultat est aussi à imputer à la direction solennelle, pesante et raide de Haenchen, incapable de gérer les transitions, ce subtil chevauchement des motifs grâce auquel Moussorgski nous conduit d’une scène à l’autre : l’Acte I et son trio central sont particulièrement ankylosés. Notons que c’est une version Chostakovitch « revue » qu’on nous propose ici : on y a supprimé les fins douteuses des Actes II et V ainsi que la scène du pasteur allemand, raccourci la dispute du peuple et du Scribe, mais allongé de quelques reprises les danses persanes et la chanson de Kouzka… Malgré ses cordes soyeuses, l’Orchestre de l’Opéra paraît gêné par cette approche trop monumentale, et les cors détonnent souvent. Chantant masqué, le chœur nous réserve quelques moments de grâce (le choral a cappella de l’Acte I), même si les messieurs séduisent davantage que les dames, parfois égarées.
Où s’est réfugiée la magie de l’ouvrage ? Dans les interventions d’Anita Rachvelishvili – timbre d’airain, projection parfaite, vrai grave de contralto parfaitement soudé aux autres registres, somptueux legato qui fait de sa prophétie, enfin, un voyage hors du temps : si l’on a connu Marfa plus altière et variée (Arkhipova), il serait difficile d’en trouver aujourd’hui une autre capable de faire ainsi vibrer l’ample vaisseau de Bastille.
Des trois baryton(s)/basse(s) campant les chefs de la conjuration, c’est Belosselskiy qui offre l’émission la plus saine et la plus percutante, même si cette voix au beau métal paraît trop juvénile pour caractériser le sage Dosifei. Et pourquoi avoir confié sa frappante dernière phrase chromatique au chœur ? Mieux connu, notamment pour ses interprétations sous la baguette de Valery Gergiev, Nikitin a perdu beaucoup d’harmoniques graves, et, s’il phrase élégamment son air, son timbre sonne désormais trop clair et plat pour donner chair au machiavélique Chakloviti. Quant au chant trainant et d’abord enrhumé d’Ivashchenko, bien adapté à ce rustre de Khovanski, il ne convainc que peu à peu.
Des trois ténors, c’est le lyrique Daszak qui tire le mieux son épingle du jeu, capable de transmettre le sentimentalisme mêlé d’arrogance d’un personnage qui ne chante qu’à l’Acte II ; Skorokhodov ne confère guère de couleurs au rôle ingrat d’Andrei, tandis que le Clerc de Siegel se montre sonore mais peu nuancé. Parmi les petits rôles, on signalera l’excellente Suzanne de Carole Wilson, vipérine à souhait, mais on regrettera que Kouzka ait été confié à un ténor plutôt qu’au baryton qu’il réclame.
Au sortir de quatre heures d’un spectacle empesé, on se dit que l’Opéra de Paris devrait commander une autre production de La Khovantchina : pas question de revoir celle-ci dans vingt ans !