Photos: Mirco Magliocca
Le Viol de Lucrèce
Opéra en deux actes de Benjamin Britten. Livret de Ronald Duncan, d’après André Obey Créé le 12 juillet 1946 à Glyndebourne. Stieghorst/Delbée – Capitole Toulouse 23-30/05/2023
Marius Stieghorst Direction musicale / Anne Delbée Mise en scène / Émilie Delbée Collaboratrice artistique. Agnieszka Rehlis Lucrèce / Duncan Rock Tarquin / Dominic Barberi Collatin / Philippe Nicolas Martin Junius / Juliette Mars Bianca / Jasmine Sakr Lucia / Cyrille Dubois Chœur masculin / Marie-Laure Garnier Chœur féminin / Orchestre national du Capitole.
Musique 4****
Mise en scène 4****
Les représentations du Viol de Lucrèce ne fleurissent guère. Ainsi est-ce la première fois dans toute l’histoire de la prestigieuse institution occitane qu’est présenté au Capitole cet opéra de Benjamin Britten. Récemment en France, on compte sauf erreur une seule série de représentations : en mai 2021, l’Académie de l’Opéra de Paris – c’est-à-dire les jeunes interprètes – reprennent au Théâtre des Bouffes du Nord une production signée Jeanne Candel. Malgré ses indéniables beautés, sa force, l’acuité du sujet, cet « opéra de chambre » pour une formation de 13 musiciens et huit voix (quatre masculines, quatre féminines) semble peu séduire les programmateurs. Le livret, très simple, est inspiré par un récit de Tite-Live. En 509 avant JC, le Roi de Rome Turquin le Superbe, poussé par le désir (« amore ardens », dit l’historien) et la jalousie, s’introduit chez Lucrèce, la chaste épouse de Collatin et la viole. Au matin, la jeune femme humiliée se suicide. Ce dramatique épisode de l’histoire romaine, probablement fictif, aurait précipité la fin de la royauté.
Le librettiste Ronald Duncan prend appui sur une pièce de théâtre d’un auteur français André Obey. Il conserve les deux personnages qui figurent les Chœurs, comme dans le théâtre antique et développe à la demande du compositeur la part chrétienne de l’ouvrage. Cette dimension christique sera reprochée à Britten et sans doute explique-t-elle en partie le moindre succès de l’ouvrage. On peut la comprendre et la justifier facilement. L’opéra est composé en 1946. Au lendemain de la guerre, l’humanité a besoin d’espérer et de croire en un nouvel humanisme.
C’est dans cette perspective optimiste qu’il faut entendre par exemple les derniers mots du Chœur masculin : « Dans sa Passion / Est notre espoir / Jésus-Christ, notre Sauveur. Il est tout ! Il est tout !». Formellement aussi, l’opéra surprend par sa nudité et la simplicité de son dispositif. Britten les revendique : « La musique pour moi, c’est la précision. Ma technique, c’est de supprimer tout ce qui est en trop, de parvenir à une parfaite clarté dans l’expression… Je veux créer une nouvelle forme d’art (opéra de chambre ou ce qu’on veut) qui sera parallèle au grand opéra, tout comme le quatuor l’est à côté de l’orchestre ». Rappelons enfin un point d’histoire. A la création, Ernest Ansermet dirigeait une jeune contralto quasi inconnue à la voix saisissante Kathleen Ferrier et le rôle du Chœur masculin était assuré par Peter Pears. Quelle prodigieuse conjonction de talents pour une œuvre qui ne récolta qu’un succès d’estime !
A priori, les choix dramaturgiques faits par Anne Delbée metteur en scène de Norma au Capitole avec Marina Rebeka en 2020, pourraient irriter. Mais ils se révèlent en plein accord avec la structure même de l’œuvre. Elle situe en effet l’intrigue dans un temps flottant : habits modernes renvoyant à un passé brutal (centurions mussoliniens ?) et restitution d’une Rome fantasmée (cuirasse de guerrier , drapés des robes). Mais cette réalisation que certains qualifieraient d’hétéroclite épouse le brouillage temporel voulu par le compositeur entre le temps de l’événement raconté, la perspective de la venue du Christ, l’époque de la création. Une belle voile de navire et une immense tête renversée de statue dessinent un univers dont les lumières de Jacopo Pantini dénoncent la cruauté latente ou magnifient les espérances religieuses (décors de Hernan Peñuela). Loin de gommer la dimension chrétienne voulue par Britten, la représentation multiplie les signes : le mat devient in fine croix de la Passion, le Chœur masculin officie dans une Cène explicite, une représentation du Saint Suaire de Turin impose sa forte présence. La direction d’acteurs efficace bénéficie surtout aux deux titulaires des Chœurs : Female Chorus, drapée de noir, épouse les postures grandioses d’une sorte de prêtresse inspirée ; Male Chorus se glisse dans l’action pour en accompagner les épisodes, selon une chorégraphie rigoureuse et fluide.
Pour interpréter ce personnage masculin, le Capitole a fait appel au ténor français Cyrille Dubois, parfait angliciste, fin connaisseur de l’œuvre de Britten. Sa prestation lui a valu une ovation méritée aux saluts. On connait le récitaliste distingué, le mozartien élégant, le ténor de grâce à la française dont le dernier enregistrement So Romantique ! recèle des raretés. Voix souple, harmonieuse, engagement sans faille, sens de la scène raffiné, maitrise de tous les registres, de l’imprécation à la prière, il s’impose comme un maitre du jeu en tous points admirable. Plus statique – ainsi l’a voulue la metteure en scène -, imposant une noble majesté, Marie-Laure Garnier fait valoir une autorité vocale, non sans dureté parfois. Agnieszka Rehlis dessine une Lucrèce distinguée, à la chasteté un peu froide que réchauffent des graves de mezzo et une dignité conforme à la tradition
Familier du rôle, Duncan Rock ne fait pas de Tarquin un prédateur monolithique : fougueux, puissant, il use de de son baryton viril pour révéler le guerrier blessé dans son orgueil. Aucune faille dans la distribution des quatre autres rôles, tous crédibles et vocalement irréprochables. Solistes de l’orchestre et Marius Stieghorst au piano et à la baguette servent la partition de Britten avec rigueur, en la parant de la richesse chromatique d’une musique de chambre.
Saluons une entrée au répertoire du Capitole puissante qui rappelle combien Britten est un immense compositeur. Malgré quelques scories, cette production inventive, intelligente et forte souligne l’actualité et la nécessité de son humanisme.
Très bel article sur un superbe spectacle. Après Rusalka et Tristan, le Capitole fait très fort cette saison ! En attendant (avec confiance) Mefistofele…