Stravinski et l’opéra
Le 6 avril 1971, le compositeur russe naturalisé français puis américain Igor Stravinski, né le 17 juin 1882 près de Saint-Pétersbourg, s’éteignait à New York. C’était il y a 50 ans, mardi dernier. Son œuvre immense et protéiforme comprend quatre opéras, auquel on nous pardonnera d’ajouter L’Histoire du Soldat.
Le jeune Igor a baigné dès son enfance dans l’univers lyrique. Il était le fils du chanteur Feodor Stravinski (1843-1902), rare interprète à recevoir le titre d’artiste émérite des théâtres impériaux : star en son pays, il y a chanté pendant des lustres les plus grands rôles de basse russe, dont Varlaam dans Boris Godounov de Moussorgski ou Orlik dans Mazeppa de Tchaïkovski. Bouleversé par des représentations de La Vie pour le tsar et de Rouslan et Ludmila de Glinka, Igor Stravinski sera marqué à vie par les émotions qu’engendre l’opéra. On ajoutera l’influence profonde qu’exerce sur lui son « second père », Rimski-Korsakov qui décèle son talent, le dissuade d’entrer au Conservatoire et lui donne des cours particuliers, notamment d’orchestration. Ce double parrainage a nécessairement marqué sa formation en forgeant une sensibilité lyrique très vive, même si – conviction ou provocation ? – il déclarait : « L’opéra ne m’attire pas du tout. L’opéra, c’est un mensonge qui prétend être la vérité. L’opéra, c’est un bras de fer avec la nature. »
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Son premier opéra Le Rossignol (1914) se nourrit des innovations harmoniques et rythmiques du Sacre du printemps, véritable bond de l’histoire de la musique dans la modernité. Cette adaptation d’un conte d’Andersen est le récit merveilleux d’un rossignol au chant sublime, invité à chanter à la Cour de l’Empereur de Chine. Mais le monarque d’abord conquis lui préfère bientôt un oiseau mécanique. Délaissé, meurtri, le rossignol déserte le Palais et l’Empereur le bannit. La Mort accourue au chevet de l’Empereur désemparé sera envoûtée par le chant du rossignol revenu de son exil et compatissant. Refusant les honneurs et libre, il chantera désormais chaque nuit jusqu’à l’aurore. La partition composite mélange les styles et les influences. Bucolique et impressionniste (on songe à Debussy), puis burlesque comme dans le Coq d’or de Rimski-Korsakov, brillamment virtuose avec le Chant du Rossignol, lugubre et pathétique à l’acte III, cette œuvre aux sonorités inouïes, souvent très raffinées, célèbre in fine le triomphe de l’Art sur la Mort, de la Vie sur les monstres mécaniques, témoignant d’une vitalité et d’une invention mélodique et rythmique magnifique.
Le bref opéra-bouffe Mavra (1922) créé à Paris est une adaptation d’un poème de Pouchkine. Plaisanterie musicale burlesque, il raconte le stratagème d’une jeune fille Paracha qui pour garder son amant près d’elle lui fait endosser la panoplie de la cuisinière de la maison. Le jeune homme surpris par la mère en train de se raser, saute par la fenêtre, suivie par Paracha. Sept numéros composent une partition virtuose et rythmée où abondent les pastiches musicaux : chansons russe, tzigane, italiennes, polka, valse et même jazz pour un « quatuor ragtime » loufoque. L’humour de Stravinski se donne libre court.
Entre les deux opéras, se situe Histoire du soldat (1917) spectacle pour trois comédiens (Le Narrateur, le Soldat, le Diable) et sept instrumentistes. L’œuvre, sur un livret de Ramuz, appartient au « théâtre musical » et s’inspire à la fois d’un conte russe et du mythe de Faust. Un soldat noue un pacte avec le diable en échange de son violon et perd trois ans de sa vie. Voulant ruser avec le Diable et rattraper le temps, le jeune soldat perdra in fine tout, richesse et amour. Une orchestration dépouillée, un travail magnifique sur les rythmes, le mélange des influences (tango, ragtime, paso doble, jazz) caractérisent une partition dynamique qui n’a rien perdu de sa vigueur et transforme le récit en fable universelle, ironiquement cruelle.
En août 2010, Glyndebourne a présenté le court opéra Mavra de Stravinski.
Stravinski a le génie des rencontres fructueuses et novatrices. En 1928, il compose Œdipus Rex sur un texte latin de Jean Cocteau. « Quelle joie de composer de la musique sur un langage conventionnel, presque rituel, d’une haute tenue imposant d’elle-même ! » s’émerveille-t-il. Le livret suit la tragédie de Sophocle et l’itinéraire du héros pour connaître la vérité sur le meurtre du roi Laïus. L’enquête qu’il conduit l’amène à découvrir qu’il est à la fois l’assassin de son père et l ‘époux de sa mère Jocaste. Il se crève alors les yeux avec l’agrafe d’or de son épouse et mère qui s’est pendue. « Opéra-oratorium », selon la définition de Stravinski, c’est une œuvre très prenante dans son hiératisme même. Majestueuse malgré sa brièveté (50’), elle fait entendre des sonorités archaïsantes.
En dehors de l’usage du latin, rare à l’opéra, rien ne peut surprendre le spectateur qui y retrouve la composition d’un opéra en scènes, airs, solos, duos et chœurs. On retiendra le chant du héros, sûr de ses victoires, inquiet pour l’avenir, les imprécations de Tirésias, l’air de Jocaste, très tendu, le chœur et ses commentaires puissants à chaque épisode tragique, une fin funèbre accompagnant la triste destinée d’Œdipe, les ostinatos rythmiques, les ironiques avertissements des bois, tout un jeu savant de répétitions, voire d’emprunts qui signent une partition noble et grave.
The Rake’s Progress
Il faut attendre près de 25 ans pour que Stravinski livre son ultime opéra. Composé sur un livret inspiré en partie de la série de huit peintures A Rake’s Progress de William Hogarth, The Rake’s Progress (1951) (La Carrière d’un libertin) s’avère, malgré les critiques qu’il provoque, le chef d’œuvre lyrique de Stravinski. L’œuvre revendiquant l’héritage du dramma giocoso mozartien suit les aventures d’un débauché, Tom Rakewell, en quête de plaisirs, et sa déchéance dans la folie. Fondé sur un excellent livret, savoureux et bien construit, l’opéra se compose d’arias et de récitatifs versifiés de façon très classique et la musique de Stravinski suit au plus près les accents, le rythme, la prosodie de la langue anglaise. Les références à de grands opéras des siècles antérieurs fourmillent, depuis la scène du cimetière (Don Giovanni) jusqu’à l’épilogue moral en passant par la scène des trois cartes qui renvoient explicitement à La Dame de Pique. Le héros naïf et ambitieux, la tendre Anne Truelove, le dangereux Nick Shadow, l’âme damnée de Tom, la truculente Baba la Turque animent un récit que la musique précipite avec d’incessantes sautes de rythme, ses inventions mélodiques, ses emprunts à des musiques passées (Haendel, Glück, Beethoven, Weber, Rossini, Verdi) jusqu’à une rédemption au climat serein inattendu. The Rake’s Progress est non seulement l’opéra de Stravinski le plus représenté, mais aussi un des opéras du XX° siècle les plus présents sur les scènes lyriques. Et ce n’est que justice.
Valentina Farcas, Le Rossignol (finale). Stravinski. Teatro Lirico di Cagliari, mai 2012.
Stravinski trouvait le genre de l’opéra artificiel. Mais en jouant avec ses artifices, en les accentuent même, en multipliant les emprunts, en les détournant, en variant les pastiches, en insufflant dans sa musique l’énergie et l’humour de ses autres grandes compositions, il nous laisse un legs d’une qualité rare, d’une inventivité stimulante, propre à intéresser les partisans du modernisme et à émerveiller ceux qui se plaisent dans le respect, même irrévérencieux, de la grande tradition lyrique . « Écoutez bien la voix de l’oiseau, et dans sa voix reconnaissez la voix du ciel ». Ainsi se terminait Le Rossignol. On ne saurait mieux conclure.