Méli-mélo linguistique et lyrique – saisi par Edith Wharton

Méli-mélo linguistique et lyrique
saisi par Edith Wharton

La grande romancière américaine situe la première scène de « The age of innocence »  lors d’une représentation à l’opéra à New-York d’avant le MET. Cela vaut au lecteur une analyse caustique des us et coutumes d’une époque où on chantait Faust  en italien.

Avant d’être le film superbe de Martin Scorsese (1993)  avec  Daniel Day-Lewis, Michelle Pfeiffer et Winona Ryder, Le Temps de l’Innocence,  The age of innocence,  (1920)  est un roman d’Edith Wharton (1862 – 1937). On envie les lecteurs qui n’auront pas encore eu le bonheur de découvrir cette œuvre splendide où analyse psychologique subtile, sens de l’observation aigu, critique des mœurs ironique, talent d’écriture accompli  nourrissent une trame romanesque fluide, la peinture d’un monde social et de ses codes rigides, la construction complexe et lucide de personnages s’ébattant tels des insectes pris dans une toile d’araignée. Le récit se situe à New-York dans le dernier quart du XIX° siècle et évolue dans la grande société américaine.

Voici la première phrase du roman : « Un  soir de janvier 187.  Christine Nilsson chantait la Marguerite de Faust à l’Académie de musique de New-York ». S’ensuit une évocation de la fameuse scène du jardin où Faust séduit Marguerite. Le héros du roman arrive  dans la salle au moment précis « où la prima donna chantait : « Il m’aime – il ne m’aime pas  – il m’aime » en laissant tomber avec  les pétales d’une marguerite, des notes limpides comme des gouttes de rosée. » (1)

On notera que d’emblée le roman s’ancre dans la réalité historique. Il n’évoque pas une chanteuse fictive, mais bien la soprano suédoise Christine Nilsson (1843 – 1921) connue pour la limpidité de sa voix et son agilité. « Sa voix était d’une pureté cristalline, souple, agile et juste dans tous les registres, s’étendant du sol2 au fa5. » nous apprend une encyclopédie en ligne. Jouissant d’une réputation internationale, elle fait des tournées aux États Unis dans les années 1870 et c’est elle qui le 22 octobre 1883 inaugurera le nouveau MET dans le rôle de … Marguerite de Faust.

Méli-mélo linguistique et lyrique
Christinne Nilsson. Marguerite in Faust.

Il m’aime ?  M’ama !

Mais au delà de cette précision d’historiographie lyrique, c’est la phrase suivante qui a retenu notre attention amusée. La voici : « Naturellement, elle chantait « m’ama » et non « il m’aime », puisqu’ une loi immuable et incontestée du monde musical voulait que le texte allemand d’un opéra français chanté par des artistes suédois, fût traduit en italien, afin d’être plus facilement compris d’un public de langue anglaise. » Et nul ne s’offusque de cette bizarrerie linguistique imposées par la coutume : des paroles françaises transposées en allemand puis en italien pour être compréhensibles par cette société anglophone. Enfonçant le clou, Edith Wharton « enfonce » aussitôt après son personnage, homme par ailleurs de goût et de culture, polyglotte, dont le lecteur mesure aussitôt la « normalité », l’emprisonnement dans les normes, le condamnant d’emblée à rester victime consentante  de de cet asservissement de l’esprit critique. « Cela semblait aussi naturel à Newland Archer que toutes les autres conventions sur lesquelles sa vie était fondée : telles que le devoir de se servir de deux brosses à dos d’argent, chiffrées d’émail bleu, pour faire sa raie, et de ne jamais paraître dans le monde sans une fleur à boutonnière, de préférence un gardénia ».

Leoš Janáček en anglais

Et si cette page nous conduisait à mettre en question les normes auxquelles chacun de nous reste  attaché – c’est le mot juste – dans nos pratiques liées aux plaisirs lyriques ! Acceptons-nous encore par exemple de fondre devant la Tosca de Régine Crespin chantée en français ? Irions nous voir un Faust ou une Carmen dans les pays de l’Est chanté en langue du pays hôte ? Ferions-nous la fine bouche devant un Boris ou un Onéguine interprétés en italien ? L’habitude des surtitres ou des sous titres a-t-elle imposé sa loi ? Écouter sans y comprendre un mot un ouvrage allemand avec surtitrage en anglais quand on ne connaît ni l’une ni l’autre langue  relève-t-il de l’épreuve que l’on s’impose par stoïcisme, par snobisme ou pour pur amour du chant et de la musique ? Et lira-t-on sur Opera Gazet le compte rendu enthousiaste d’une représentation d’un opéra de Janacek chanté en anglais ?

Jean Jordy

  1. Traduction française de Madeleine  Taillandier, avec le concours d’Edith Wharton, Edition de Diane de Margerie et Virginia Ricard, GF.
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Jean Jordy

REVIEWER

Jean Jordy, professeur de Lettres Classiques, amateur d'opéra et de chant lyrique depuis l'enfance. Critique musical sur plusieurs sites français, il aime Mozart, Debussy, Rameau, Verdi, Britten, Debussy, et tout le spectacle vivant.

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