LE VIOL DE LUCRÈCE

Le Viol de Lucrèce de Benjamin Britten. Livret : Ronald Duncan. D’après la pièce d’André Obey inspirée du poème de Shakespeare. Opéra de Paris | Théâtre des Bouffes-du-Nord – du 19 au 29 mai 2021. Date du spectacle : 28 mai. Retransmission en accès gratuit sur L’opéra chez soi  à partir du 10 septembre 2021.

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Les Chanteurs et musiciens en résidence à l’Académie de l’Opéra national de Paris et les musiciens de l’Orchestre-Atelier Ostinato; Lucrèce : Marie-Andrée Bouchard-Lesieur; Collatinus :  Aaron Pendleton; Junius : Danylo Matviienko; Tarquinius : Alexander York; Bianca : Cornelia Oncioiu; Lucia : Kseniia Proshina; Chœur féminin : Andrea Cueva Molnar; Chœur masculin : Tobias Westman; Direction musicale : Léo Warynski; Mise en scène : Jeanne Candel

Musique : *4*
Scénographie : *3,5*

Le Viol de Lucrèce : aux Bouffes du Nord, une Passion au féminin

 Après des mois de confinement et de silence, l’Opéra de Paris se réveille – d’un œil, en petite formation mais en pleine forme ! Afin de faire découvrir certaines des jeunes voix de son Académie (celles qui, justement, ont le plus souffert de la pandémie puisqu’elles ne bénéficient pas encore de suffisamment d’expérience, de notoriété), il propose, hors les murs, un spectacle exigeant mais de format chambriste.

Pouvait-on choisir meilleur écrin pour The Rape of Lucretia, « opéra de chambre » de Britten, que le Théâtre des Bouffes du Nord ? Sa beauté fanée de palais vénitien, ses murs d’un rouge pompéien semblent avoir été conçus pour un ouvrage qui tient de l’oratorio ou de la cantate baroque tout en se réclamant de la tragédie gréco-romaine.

Composé au sortir de la guerre, The Rape of Lucretia (Le Vol de Lucrèce), le second ouvrage lyrique de Britten (après Peter Grimes), a été composé pour un effectif réduit : huit chanteurs et treize instrumentistes, jouant de dix-sept instruments. S’agit-il d’ailleurs vraiment d’un opéra ? Le prétexte dramatique, emprunté à une pièce d’André Obey, en est fort mince : il narre, en quatre scènes, le viol de la chaste Lucrèce, épouse du soldat romain Collatinus, par le prince étrusque Tarquinius. Ce drame, suivi du suicide de la victime, aurait amené les Romains à renverser les rois étrusques et à instaurer la république, aux environs de 509 av. J.C.

Britten et son librettiste y ont vu l’occasion de conspuer la brutalité masculine et le bellicisme, tout en y glissant des allusions chrétiennes. Traitant l’action de façon allusive, ils la font commenter par un chœur ou, plutôt, deux coryphées (nommées « Female Chorus » et « Male Chorus »).

Le viol
Danylo Matviienko (Junius) et Alexandra Flood (Female chorus) ©Studio J'Adore Ce Que Vous Faites !

Ce dispositif évoque évidemment le théâtre antique mais aussi l’usage du narrateur, dans les oratorios italiens du XVII° siècle, ou de l’évangéliste des Passions de Bach. Cette parenté transparaît également dans la partition de Britten, qui recourt au récitatif soutenu par le continuo, se clôt sur une chaconne et n’hésite pas à citer (volontairement ?) un thème utilisé par Telemann et Haendel pour la chanson à boire des soldats.

En dépit de la légèreté des effectifs requis, l’ouvrage s’avère redoutable à produire : il exige une grande virtuosité de la part des instrumentistes (le quintette à cordes, le piano, la harpe, les diverses clarinettes, la flûte, les percussions, etc.) et explore toutes les tessitures vocales imaginables. Si l’on peut très bien envisager de le donner sans mise en scène, le « représenter » n’apparaît pas chose aisée.

On admirera l’habileté avec laquelle Jeanne Candel et ses complices ont su traiter l’espace. Durant la première scène, l’assez vaste proscenium du Théâtre des Bouffes du Nord se voit séparé de l’étroit plateau proprement dit par une sorte de tapisserie ethnique transparente, savamment effilochée, derrière laquelle se tient l’ensemble instrumental, enchâssé dans « l’action ». Lors de la seconde scène, l’on se rend compte que cette tapisserie doit être l’œuvre de Lucrèce et de ses suivantes qui, telles Pénélope, filent en attendant le retour des hommes. Le praticable du fond de scène évoque la silhouette d’un énorme métier à tisser, tendu de fils qui, sans doute, sont ceux de la destinée (celle de Lucrèce comme celle de Rome) : Candel avait déjà utilisé symbolique similaire dans sa mise en scène d’Hippolyte et Aricie à l’Opéra comique, en novembre dernier. Le caractère fatal de la légende est accentué par la première image, qui nous montre le drame déjà consommé : les « chœurs » exhibent une robe nuptiale tachée de sang – ce n’est pas l’image la plus réussie…

Le viol
Marie-André Bouchard-Lesieur (Lucretia), Alexander York (Tarquinius), Cornelia Oncioiu (Bianca), Kseniia Proshina (Lucia) et Andrea Cueva Molnar (Female chorus). ©Studio J'Adore Ce Que Vous Faites !
Le viol
Le viol
Kseniia Proshina (Lucia), Aaron Pendleton (Collatinus), Marie-Andrée Bouchard-Lesieur (Lucretia) Alexander Ivanov (Junius), Andrea Cueva Molnar (Female chorus) et Cornelia Oncioiu (Bianca) ©Studio J'Adore Ce Que Vous Faites !

Mais on sait gré à la scénographe de ne pas pudiquement (et hypocritement) évacuer la violence du propos : ici, non seulement le viol est montré, mais, en outre, il est réitéré. Et le moment le plus fort du spectacle est certainement celui qui voit Tarquin poursuivre sa victime jusqu’en haut du praticable pour la violer à nouveau – la tapisserie se soulevant alors de façon sinistre et suggestive. L’intégration au drame des coryphées, vêtus de deuil, est aussi fort habile puisque leur présence obsédante ajoute encore à sa crudité – d’autant que le Chœur féminin empêche Lucrèce de fuir son agresseur. Direction d’acteurs soignée, donc, espace de jeu très évocateur, mais costumes (contemporains) assez banals – on n’échappe pas aux sempiternels treillis – et lumières qui demandent peut-être à être retravaillées, à cause de la hauteur et de l’étroitesse de la salle.

Le viol
Kseniia Proshina (Lucia), Andrea Cueva Molnar (Female chorus) et Marie-Andrée Bouchard-Lesieur (Lucretia) ©Studio J'Adore Ce Que Vous Faites !

Côté musique, la direction enflammée de Léo Warynski  parvient à unifier un univers sonore finalement assez disparate, frôlant l’expressionnisme d’un Chostakovitch et le néo-impressionnisme d’un Janacek tout en charriant des réminiscences baroques. Le fin travail réalisé sur la dynamique et les phrasés ne peut empêcher, parfois, quelques déséquilibres entre « fosse » et « plateau » (ni un léger couac du cor anglais..), mais la caisse de résonnance offerte par le fond de scène confère une présence saisissante à chaque pupitre, sans qu’aucun ne tire la couverture à lui – on applaudit notamment à la façon dont harpe, piano et percussions s’intègrent au corps plus compact des cordes et des vents.

Vocalement, l’interprète qui nous a le plus touché est certainement celle du Chœur féminin, la Suisse Andrea Cueva Molnar : vraie soprano lyrique au timbre fruité, au vibrato bien maîtrisé, elle déploie une ligne d’une renversante sensualité, dans un rôle il est vrai flatteur. Le ténor suédois Tobias Westman, son homologue masculin, hérite d’une partie plus complexe, écrite pour le compagnon de Britten, Peter Pears, partie dont il veille à souligner toutes les nuances, tous les (nombreux) mélismes, quitte à se mettre en péril. La Française Marie-Andrée Bouchard-Lesieur campe une Lucrèce sensible et raffinée, à l’excellente diction, plus mezzo qu’alto, cependant (le rôle a pourtant été conçu pour Kathleen Ferrier) et que les éclats de l’orchestre couvrent parfois – mais il était assez cruel de l’obliger à chanter son air principal allongée sur le dos… Son agresseur, Alexander York, est un baryton (américain) à la voix plutôt claire, plus Pelléas que Golaud, plus adolescent névrosé que brutal soudard. Son timbre encore un peu vert contraste idéalement avec celui de l’Ukrainien Danylo Matviienko, dangereux Junius au fastueux métal. Si l’on est séduit par les vocalises argentées de Kseniia Proshina (soprano russe dont la diction reste assez floue), on avancera quelques réserves concernant les voix les plus graves : l’alto roumaine Cornelia Oncioiu rend bien le côté maternel de la nourrice Bianca mais l’émission reste comme « enrhumée » ; et ce défaut s’aggrave dans le cas de la basse américaine Aaron Pendelton, qui doit encore libérer le haut de son registre s’il veut éviter les écarts de justesse.

En somme un spectacle d’une grande intensité, parfaitement conçu pour mettre en valeur une large panoplie de jeunes talents.

Olivier Rouvière

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Olivier Rouvière

REVIEWER

Diplômé en Histoire de l’Art et docteur en Lettres, Olivier Rouvière est journaliste musical, spécialisé en dramaturgie de l’opéra. Ancien producteur délégué à France Musique. Répertoires de prédilection : baroque et slave, au sens large.

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